La seconde main, c'est aussi du luxe
JOËLLE DE MONTGOLFIER
Vice-présidente grande consommation, distribution et luxe monde chez Bain & Company.
Bain & Company est un cabinet international de conseil en stratégie et management. Son siège social est situé à Boston, aux États-Unis.
OSANNA ORLOWSKI
Directrice générale déléguée et cofondatrice de Collector Square.
Collector Square est spécialiste de la vente en ligne de montres, sacs et bijoux de luxe de seconde main.
Quelles sont les raisons de l’engouement pour la seconde main ?
Joëlle de Montgolfier : Il s’agit d’une tendance de fond qui se développe depuis de nombreuses années et qui correspond aux nouvelles attentes des consommateurs, principalement les jeunes. La très forte progression de ce marché s’explique par des raisons économiques – la seconde main rend le luxe accessible pour les nouvelles générations – et par des préoccupations de consommation responsable. Les clients ne se sentent plus obligés de posséder les choses ou de les acheter neuves. Ils se rendent compte que leurs modes de consommation ont un impact sur l’environnement et souhaitent agir pour préserver la planète.
Osanna Orlowski : Pendant longtemps, notre clientèle a été guidée par le prix – avec une décote de 30 à 50 % par rapport au prix du neuf – ou par la recherche de collections limitées, de produits rares ou introuvables neufs. Aujourd’hui, on voit également se développer des achats guidés par l’idée même de la seconde main, dans une démarche responsable, inspirée par l’économie circulaire. Cela concerne surtout les jeunes, plus sensibles à cette thématique.
Mais le cœur de notre clientèle demeure assez mature car nos prix unitaires moyens (plus de 3 500 €) sont relativement élevés.
Le marché de la seconde main a évolué au fil du temps. Il était associé, à l’origine, aux réseaux physiques et concernait principalement les bijoux et les montres.
Avec l’explosion d’Internet, les achats se font de plus en plus en ligne et les clients plébiscitent de nouveaux produits comme les vêtements, les chaussures et les accessoires.
Comment le marché a-t-il traversé 2020 et la crise liée à la pandémie ?
J.D.M. : Le marché de la seconde main était historiquement distribué dans les réseaux physiques et très focalisé sur l’horlogerie et la bijouterie. Avec la fermeture des magasins et des maisons de ventes aux enchères, la seconde main s’est déplacée vers Internet ainsi que vers la mode et les accessoires. Les consommateurs ont eu du temps pour faire du tri dans leurs placards, mettre leurs vêtements en vente sur les plateformes et faire des achats en ligne.
O.O. : Collector Square enregistre une croissance moyenne annuelle comprise entre 20 et 30 %. En 2020, nous avons progressé de près de 25 % grâce à une très forte hausse dans le digital et ce malgré la fermeture, pendant plusieurs semaines, de notre showroom, qui représente habituellement entre 20 et 30 % de notre activité. Nos pièces associent une dimension d’investissement et une dimension de plaisir, ce qui fait que notre attractivité n’a pas faibli, voire s’est renforcée.
Quelles sont les perspectives à moyen terme ?
J.D.M. : Tout laisse à penser que la tendance devrait se poursuivre, voire s’accélérer. Le taux
de croissance de ces dernières années – dans le bas d’une fourchette à deux chiffres – devrait être maintenu. Dans une hypothèse conservatrice, le marché devrait maintenir sa dynamique mais il pourrait faire plus. Il dispose notamment de fortes marges de progression dans certains segments encore peu représentés, comme la mode enfantine ou les souliers. Y compris les sneakers, qui peuvent devenir de vrais objets de collection lorsqu’il s’agit de modèles créés en collaboration avec des célébrités.
O.O. : Nous sommes confiants. Ces 18 derniers mois ont été un accélérateur de tendances, notamment en termes de digitalisation des ventes et de consommation de pièces associant investissement et plaisir.
La clientèle chinoise, si friande de luxe, commence-t-elle à pénétrer ce marché ?
O.O. : Le principe même du vintage est assez étranger à la clientèle chinoise, comme à celle du Moyen-Orient ou d’Amérique latine. Ces clients sont plus intéressés, chez nous, par des pièces récentes, comme neuves, parfois jamais portées ou très difficiles à trouver. Mais les mentalités évoluent et certaines catégories de clients, souvent les plus jeunes et les habitués, se tournent davantage vers le vintage ou des pièces plus rares, pour se distinguer.
J.D.M. : Le marché reste principalement européen (55 % en 2019) et nord-américain (États-Unis, 27 %). En Chine – locomotive du luxe mondial –, l’attrait des produits neufs, statutaires, reste très vif car l’objet de luxe demeure l’outil de démonstration d’un certain statut social. La suspicion de contrefaçon concernant les produits vendus sur les plateformes constitue par ailleurs un frein puissant au développement de ce marché en Chine. Il existe en Asie un marché de la seconde main mais il reste assez local, notamment pour les bijoux en jade, proposés dans les maisons de ventes aux enchères de Hong Kong.
La seconde main rend le luxe accessible pour les nouvelles générations. Il y a aussi des préoccupations de consommation responsable.
Comment les marques se positionnent-elles ?
J.D.M. : Comme sur tous les sujets épineux, elles pratiquent souvent la politique de l’autruche. Il est vrai que cela peut rendre un peu schizophrène car leur métier, c’est de fabriquer et de vendre du neuf. Mais à terme, à mesure qu’elles intégreront les thématiques de développement durable, les marques pourront répondre à une vraie demande des clients, accueillir les jeunes générations et les accompagner dans leur montée en gamme. Même si le modèle est complexe, elles devraient se poser la question et envisager de le développer elles-mêmes.
Dans la maroquinerie en particulier, la seconde main peut être intéressante car, avec la baisse de la consommation de viande, l’approvisionnement en peaux de qualité risque de devenir difficile.
O.O. : C’est un sujet encore assez sensible, qui divise. Mais c’est une réalité qui commence à s’ancrer, que les marques acceptent de plus en plus et face à laquelle elles vont se positionner. Elles sont sceptiques au sujet des plateformes, qui les dépassent, mais sont rassurées par des modèles comme le nôtre, qui ont une plus grande maîtrise des flux, des produits, et qui les expertisent et les authentifient de façon sérieuse.
Certaines marques se lancent…
O.O. : Oui. Cartier vend quelques montres vintage. Ce sont de tout petits volumes, certes, mais l’idée fait peut-être son chemin. Je pense que c’est en réflexion de leur côté. Cela dit, l’intermédiation et la création de produits sont des métiers différents. Cela nécessiterait une séparation dans l’organisation interne des marques.
J.D.M. : Dans le luxe plus accessible, certaines marques, comme Weston, ont commencé à investir le sujet car elles jugent que c’est un terrain intéressant à exploiter en termes de communication, de durée de vie des produits, de positionnement responsable.
Le Bon Marché, Selfridges… Les grands magasins s’y mettent aussi.
O.O. : Oui. Collector Square a été le premier acteur de seconde main à ouvrir un espace permanent dans un grand magasin, avec un emplacement au rez-de-chaussée du Bon Marché. Preuve de l’évolution des mentalités : nous vendons des montres de seconde main Rolex à deux pas de l’espace Rolex. Nous travaillons évidemment en bonne intelligence, en nous concentrant sur des modèles qui ne sont plus en boutique. C’est une grande évolution et je suis sûre que les marques vont se positionner petit à petit, peut-être sous forme de partenariat. Voire le faire elles-mêmes.
L’apparition de nombreuses licornes témoigne de l’appétit des investisseurs.
J.D.M. : Dans le luxe, pour des raisons évidentes liées aux niveaux de prix, la seconde main a créé des opportunités très bien identifiées par les acteurs numériques disruptifs. Ils ont répondu à un besoin qui n’était pas comblé par les marques, et les plateformes de revente se sont multipliées, comme The RealReal ou Vestiaire Collective. Puis de nouvelles licornes ont émergé, à l’instar de StockX, spécialiste du sneaker, qui vaut plus d’un milliard de dollars, ou Poshmark, introduit en Bourse en 2021 et déjà valorisé à plus de 2 milliards de dollars.
Collector Square a été le premier acteur de seconde main à ouvrir un espace permanent dans un grand magasin.
Va-t-on vers un mouvement de consolidation ?
O.O. : Collector Square a été approché par des fonds ou des sociétés étrangères proches de notre modèle. Nous n’avons pas donné suite car nous n’avions pas de projet d’ouverture de capital. Nous pourrions réaliser des acquisitions, pourquoi pas ? Mais rien n’est à l’étude.
J.D.M. : Le nombre d’acteurs se multiplie. Oui, à terme, il y aura une consolidation car tous n’auront pas la chaîne d’approvisionnement qui convient ou les standards de services voulus. Et l’équation ne pourra pas être positive pour tous. Les groupes de luxe vont-ils y entrer ? Je pense qu’ils vont laisser les start-up se développer. Quand elles atteindront la taille critique, il y aura peut-être des rachats, visant davantage à internaliser les compétences et les infrastructures requises qu’à récupérer un portefeuille de clients.
Les nouveaux modèles comme la location ou l’abonnement ont-ils un avenir ?
O.O. : Ce ne sont pas des modèles que nous envisageons d’adopter. Nous avons un service proche de cette idée car un client peut revendre une pièce dans l’année suivant son achat à des conditions privilégiées. Cela apporte de la fluidité et de la liquidité au marché.
Les clients désirent posséder des montres, des bijoux ou des sacs – à la différence d’une robe de soirée, qui peut être liée à un événement ponctuel – mais ils veulent aussi pouvoir en changer facilement. Chez Collector Square, 30 % des clients sont à la fois acheteurs et vendeurs.
J.D.M. : L’abonnement ne décolle pas vraiment, malgré l’intérêt du modèle. La location marche mieux. Il s’agit de la même logique, celle d’une recherche de l’usage et non de la propriété. Les premières licornes du luxe se sont positionnées sur ce segment, comme Rent the Runway. Mais la location reste très focalisée sur les vêtements pour certaines occasions, comme les mariages ou les soirées habillées. Elle répond encore à un besoin exceptionnel, plutôt que quotidien. L’enjeu, pour ce secteur, serait de l’étendre à la mode de tous les jours mais ce n’est pas encore le cas.
Quel impact peuvent avoir les nouvelles technologies ?
J.D.M. : Une technologie comme la blockchain peut accélérer le développement de l’activité de seconde main dans la mesure où elle facilite la certification, la traçabilité et l’authentification, qui sont des éléments clés pour la confiance des consommateurs.
O.O. : La blockchain a un très grand intérêt pour les marques puisqu’elle permet de créer une sorte de passeport numérique infalsifiable pour les produits.
Propos recueillis par Pascale Denis.