Réinventer les matériaux pour bâtir demain
Céline Perlot-Bascoulès
Enseignante - chercheuse à l’ISA BTP2, responsable de l’équipe géomatériaux et structures du génie civil au laboratoire SIAME3, membre junior de l’Institut universitaire de France.
Laurent Fehr
Directeur du développement de FEHR Groupe4, entreprise familiale alsacienne de construction spécialisée dans les solutions de béton.
Quelles sont les pistes privilégiées pour répondre au défi de la transition écologique et climatique et construire demain des bâtiments à faible impact environnemental5 ?
Céline Perlot-Bascoulès : Il est notable que, dans le bâtiment, on parle désormais de transition écologique et non plus énergétique, comme l’illustre la nouvelle réglementation française RE20206. Au-delà de l’énergie – celle dite « grise », utilisée lors de la fabrication des matériaux, et celle d’usage, liée à l’exploitation d’un bâtiment – le secteur se préoccupe désormais d’un ensemble d’impacts environnementaux tels que les déchets et la déplétion des ressources naturelles, la pollution de l’air et de l’eau, la biodiversité, le confort et la santé des usagers. La recherche s’intensifie sur ces axes. Notre laboratoire travaille par exemple sur la qualité de l’air intérieur des bâtiments, un sujet important quand on sait que nous y passons plus de 90 % de notre temps. Cette recherche nous conduit à développer des matériaux à base de terre crue, capables de retenir les polluants intérieurs. Cela dit, la recette miracle du bâtiment à faible impact n’existe pas car chaque réalisation est unique. Il s’agit avant tout d’utiliser le bon matériau au bon endroit pour le bon usage, selon les besoins des usagers.
Laurent Fehr : J’insisterai sur quatre points. Les matériaux tout d’abord. Il faut décarboner leur processus de fabrication, privilégier les ressources locales, aller vers plus de mixité dans leur emploi car ce sont les performances de différents matériaux qui feront un bâtiment propre et durable dans le temps.
Le travail collaboratif de l’architecture et de l’ingénierie ensuite, grâce aux outils numériques. L’approche BIM (Building Information Modeling) par exemple, permet d’envisager toutes les étapes de la construction grâce à une maquette numérique. Cela va améliorer la performance du chantier en évitant erreurs et gaspillages. J’imagine un monde de la construction similaire à celui de l’automobile, où les bâtiments ne se construiront plus sur site mais s’assembleront sur la base d’éléments préfabriqués. La RE2020 est un point essentiel et suscite un réel dynamisme dans le secteur. Comme le souligne le Shift Project7, la France peut devenir un laboratoire mondial de la construction écologique en béton. Cette réglementation doit encore aller plus loin en termes de durabilité – imposer des constructions durables sur au moins cent ans me paraît essentiel – et de réversibilité, car pouvoir changer les usages d’un bâtiment (logements, bureaux, ateliers...) le rend plus pérenne.
Enfin, nous devrons collectivement être plus sobres dans l’usage du foncier et les surfaces habitables. La densification des villes est l’une des solutions, à condition bien sûr de les rendre agréables à vivre.
Quels sont les nouveaux matériaux qui participeront à la construction propre de demain ?
C. P.-B. : En réalité, les nouveaux matériaux dont on parle aujourd’hui ne le sont pas ! La paille ou la terre crue, par exemple, sont utilisées depuis très longtemps. Mais il existe un renouveau de ces matériaux dits biosourcés et géosourcés8, avec la volonté d’identifier des gisements de ressources locales. Il va s’agir par exemple de sous-produits agricoles – fibres de chanvre, paille, moelle de tournesol9 – qui serviront d’isolants thermiques à la place de produits pétrochimiques. La recherche réclame ainsi beaucoup de transdisciplinarité, réunissant sciences de l’ingénieur, biologie, agronomie. La terre crue connaît un fort regain d’intérêt comme le montre le Projet national Terre lancé en 2021. Ce matériau a l’avantage d’être disponible localement et en quantité, d’avoir une faible énergie grise et de présenter des propriétés de régulation hygrothermique et d’inertie thermique. Notre recherche porte par exemple sur le développement de panneaux zéro carbone à ossature bois : la terre crue compressée sans liants chimiques, avec un ajout de laine de mouton10 (pour la résistance), constitue le parement en remplacement des briques et des plaques de plâtre habituels. La moelle de tournesol pourrait compléter le panneau pour la partie isolation. Ce projet témoigne d’une approche multi-matériaux appelée à se développer dans la construction.
Le laboratoire SIAME copilote un groupe de recherche de la RILEM11 sur la mise au point de biostabilisants alternatifs au ciment, à base de produits naturels (champignons, tanins, résidus agroalimentaires...) afin de renforcer la résistance mécanique et la durabilité de la terre crue. Les coopérations de recherche sont actives à l’international car les chercheurs ont besoin de partager les connaissances sur ces matériaux biosourcés et géosourcés, pour lesquels nous manquons encore de données, de caractérisations et de normes qui permettraient de les valoriser davantage.
L. F. : Je crois beaucoup au développement de ces matériaux biosourcés et géosourcés, qui présentent une faible empreinte carbone. Notre entreprise mise sur des matériaux naturels comme la paille, le chanvre ou encore la terre crue. Nous avons par exemple réalisé une trentaine de murs intérieurs en terre crue, avec une armature en bois et de la paille pour le liant, pour la médiathèque James Baldwin à Paris, conçue par l’architecte Philippe Madec. La terre crue, qui régule le taux d’hygrométrie de l’air, participe à la performance énergétique du bâtiment. Et c’est une vraie alternative à des matériaux carbonés utilisés pour le cloisonnement comme le plâtre et l’acier. La clé de la construction écologique, c’est en effet d’utiliser le bon matériau au bon endroit en tenant compte des spécificités de chaque territoire. Les plus employés aujourd’hui, comme le béton notamment, garderont toute leur place mais seront de plus en plus mariés à des matériaux bio et géosourcés.
Le béton, dont la production est très carbonée, est-il en train de se réinventer ?
L. F. : Je suis convaincu que le béton12, une fois le chemin de sa décarbonation accompli, sera un vrai allié de la transition écologique ! Mais, pour ce faire, il faut avant tout décarboner la production de ciment, qui génère 98 % des émissions de CO2 du béton. Cela passe par la baisse du taux de clinker13 dans le ciment et par le recours à des combustibles non fossiles.
Les cimentiers bougent dans ce sens pour proposer de nouveaux ciments décarbonés et la réglementation RE2020 les y incite fortement. Le travail sur le design de la construction est également très important pour consommer moins de béton et utiliser d’autres matériaux. Le recours à des granulats recyclés, issus de la démolition de bâtiments, est aussi une voie que FEHR Groupe privilégie. Cette économie circulaire permet d’utiliser moins de sable et de gravier, des ressources naturelles à préserver, même si certaines régions comme l’Alsace en disposent à profusion. Surtout, l’innovation contribue à développer des solutions bas carbone. L’entreprise a par exemple mis au point un prémur intégrant l’isolation thermique par l’extérieur 100 % recyclable, pour la construction neuve. Le Précoffré® TH Green est fabriqué à base de béton bas carbone (granulats recyclés et ciment décarboné) avec un isolant biosourcé (fibre de bois) et une fenêtre intégrée pour garantir une étanchéité maximale air-eau. Sur le marché de la réhabilitation, nous avons développé une solution constructive inédite en bétons à ultra haute performance et des murs à ossature bois. Nous divisons ainsi par dix le volume de béton utilisé par rapport à un béton standard tout en proposant un mur rideau de façade décarboné.
C. P.-B. : Une nouvelle génération de ciments arrive sur le marché avec une empreinte carbone réduite annoncée entre 70 et 80 % par rapport au ciment traditionnel. Le recours aux granulats recyclés issus de la démolition de bâtiments doit en effet se développer.
Des pays comme le Danemark, les Pays-Bas, la Norvège, l’Allemagne ou la Suisse sont bien engagés dans cette voie. La valorisation de sous-produits industriels comme substituts aux granulats est également une piste à suivre : le laboratoire mène par exemple un projet de recherche avec l’université de Navarre, en Espagne, pour valoriser les scories d’aciérie. Autre exemple, dans le cadre d’un partenariat avec le syndicat de conchyliculture du bassin d’Arcachon et le laboratoire LFCR, nous expérimentons l’utilisation des coquilles d’huîtres concassées comme substitut aux granulats. Ces approches limitent l’empreinte environnementale des bétons. Beaucoup de recherches portent par ailleurs sur leurs nouveaux usages.
Au SIAME, nous cherchons à mettre au point un béton très poreux, capable de stocker l’eau de pluie et de rafraîchir l’atmosphère par évapotranspiration. Utilisé dans l’espace public (rues, esplanades...), il permettrait de lutter contre le phénomène des îlots de chaleur urbains.
La terre crue est une vraie alternative à des matériaux carbonés utilisés pour le cloisonnement comme le plâtre et l’acier.
La filière du BTP s’empare-t-elle de ces innovations pour généraliser l’utilisation de ces nouveaux matériaux ?
C. P.-B. : Les entreprises sont intéressées par ces innovations mais le frein majeur réside dans le manque de normes et de réglementations. Le Projet national Terre s’emploie ainsi à référencer les bonnes pratiques et fait des recommandations prénormatives. La commande publique a un rôle à jouer en favorisant le recours à ces nouveaux matériaux pour avoir des retours d’expérience. L’engagement de toutes les parties prenantes, bureaux de contrôle technique, assureurs, investisseurs, est indispensable pour soutenir les projets qui utilisent les nouveaux écomatériaux. Au niveau de la recherche, l’implication des chercheurs en sciences humaines est nécessaire pour travailler sur l’image et l’acceptabilité de ces matériaux auprès de la population.
Les matériaux de la transition écologique
Durables, performants, affichant une faible empreinte carbone... les nouveaux matériaux qui ont le vent en poupe proviennent de produits naturels.
Les matériaux biosourcés sont issus de la matière organique renouvelable (biomasse), d’origine animale ou végétale. Ils sont aussi divers que le bois, la paille, le chanvre, la balle de riz, la rafle de maïs, le liège, la laine de mouton, le roseau, le colza, les anas de lin, les plumes de canard, le miscanthus...
Les matériaux géosourcés sont issus de ressources d’origine minérale, telles la terre crue ou la pierre sèche, utilisées depuis des millénaires.
Inscrits dans une logique d’économie circulaire, certains matériaux résultent du réemploi ou de la revalorisation de déchets et de sous-produits, tels que la ouate de cellulose, les textiles recyclés, le bois de palette, le carton, les coquilles d’huîtres.
Vous avez souligné le rôle d’une économie circulaire, fondée sur le réemploi et le recyclage des matériaux. Se déploie-t-elle sur le terrain ?
C. P.-B. : Les signaux sont positifs. Le récent « paquet Économie circulaire » de la Commission européenne du 30 mars 2022 vise à renforcer les exigences en la matière. Plusieurs chaires sur l’économie circulaire dans la construction existent en Europe. Mais, là aussi, les freins sont normatifs et le recyclage des déchets en France nécessite une vraie réflexion. Concernant le béton, le projet national Recybéton a fait avancer les choses en émettant des recommandations pour utiliser les granulats recyclés. D’autres filières se construisent comme c’est le cas avec la filière paille en Nouvelle-Aquitaine.
L. F. : Faire du béton avec 100 % de granulats recyclés est un réel enjeu mais il n’y a pas assez de ressources pour systématiser ce type de solution. La filière en amont (démolisseurs, transformateurs et collecteurs des déchets) a besoin elle aussi de se structurer. En région Grand Est, le pôle de compétitivité Fibres-Energivie, dédié aux matériaux pour le bâtiment, s’est emparé du sujet. Il faut fédérer tous les acteurs de la chaîne de valeur et s’organiser pour généraliser cette approche qui permet de prolonger la durée de vie des matériaux issus de la déconstruction. L’économie circulaire se développe partout en Europe, c’est le cas par exemple en Suisse, où de plus en plus d’acteurs de la construction la mettent en œuvre.
1. Bâtiment et travaux publics.
2. Institut supérieur aquitain du bâtiment et des travaux publics, école d’ingénieurs composante de l’université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA).
3. Laboratoire des sciences pour l’ingénieur appliquées à la mécanique et au génie électrique.
4. https://fehrgroup.com/
5. Le secteur de la construction est responsable de plus de 35 % de la production totale de déchets de l’Union européenne. Selon les estimations, les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’extraction des matériaux, de la fabrication de produits de construction, de la construction et de la rénovation des bâtiments représentent 5 à 12 % des émissions nationales de ces gaz. Une utilisation plus efficace des matières premières permettrait d’éviter 80 % de ces émissions. (Source : Commission européenne, Un nouveau plan d’action pour une économie circulaire, COM (2020) 98 final).
6. La RE2020, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, vise à réduire les émissions de CO2 lors de la construction, à rendre les immeubles moins énergivores et à décarboner l’énergie utilisée, avec l’instauration de plafonds d’émission. Ces derniers seront de plus en plus contraignants, par phases trisannuelles, d’ici à 2031.
7. « Décarboner la filière ciment-béton », The Shift Project, janvier 2022.
8. Géosourcés, issus de ressources d’origine minérale : ce sont par exemple la terre crue ou la pierre sèche.
9. La partie intérieure de la tige.
10. Laine issue de la race ovine manech du Pays basque.
11. International Union of Laboratories and Experts in Construction Materials, Systems and Structures.
12. Le béton est un assemblage composé de sable, de graviers, d’eau et de ciment.
13. Le clinker est un constituant du ciment qui résulte de la cuisson à 1 450 °C d’un mélange composé d’environ 75 % de calcaire et de 25 % de silice
SITES INTERNET
RILEM - Réunion internationale des laboratoires et experts des matériaux, systèmes de construction et ouvrages
https://www.rilem.net/
Chaire Unesco - Terre
https://terra.hypotheses.org/
VIDÉO ET PODCAST
L’écoconstruction en Suisse - Podcast de la RTS, 2020
https://www.rts.ch/audio-podcast/2020/audio/eco-construction-2-5-de-nouveaux-materiaux-durables-font-leur-apparition-sur-les- chantiers-25152127.html
Les maisons durables en bambou
https://www.ted.com/talks/elora_ hardy_magical_houses_made_of_ bamboo
La maison-champignon
La myco-architecture n’est plus une fiction de bande dessinée belge ! Laboratoires de recherche et entreprises s’intéressent au mycélium, les racines des champignons aux propriétés étonnantes, avec lesquelles il est possible de fabriquer des bio-briques solides, résistantes au feu et très isolantes. Dès 2014, de jeunes architectes exposaient Hy-Fi dans la cour du MoMA, à New York, une tour de 12 mètres de haut composée de 10 000 briques de ce type. Et la NASA a annoncé début 2020 son projet d’utiliser ce matériau pour construire des premières bases humaines sur la Lune et sur Mars.
Le bois prend de la hauteur
Au Canada, le Programme de construction verte en bois (CVBois) finance des projets de démonstration d’immeubles en bois de grande hauteur qui mettent l’accent sur des produits de bois massif et des systèmes innovants.
Premiers du genre, la résidence étudiante Brock Commons Tallwood House, un bâtiment de 18 étages achevé en 2017 sur le campus de l’université de la Colombie-Britannique à Vancouver, et Écocondos Origine, un immeuble d’habitation de 13 étages à Québec. Depuis 2021, le Code international du bâtiment aux États-Unis autorise les bâtiments en bois de grande hauteur jusqu’à 18 étages.
Des bâtiments banques de matériaux
L’économie circulaire inspire plusieurs réalisations en Europe. C’est le cas, par exemple, du Building D à Delft, aux Pays-Bas, ou des résidences Nesto à Wilz, au Luxembourg, entièrement démontables. À Bruxelles, le projet BRIC (Build Reversible in Conception), initiative pilote du projet européen BAMB (Buildings as Material Banks), expérimente l’optimisation de l’utilisation des matériaux tout au long du cycle de vie des bâtiments. Et la plateforme néerlandaise Madaster centralise les informations sur les composants des bâtiments qui s’y enregistrent, pour faciliter leur suivi et leur réemploi.