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La philanthropie ou l’art d’apprivoiser le temps

Pionniers du changement social, les philanthropes entretiennent un rapport au temps qui influence profondément leur vision et leur façon de donner. Répondre à l’urgence ou privilégier l’impact social sur le long terme, préserver et transmettre des valeurs ou se projeter dans une « nouvelle vie »... Leurs motivations sont variées mais toutes posent la question de la temporalité de leur générosité et conduisent à des formes multiples d’engagement.

Arbitrer entre urgence et temps long

Qu’il soit mû par l’indignation ou le coup de cœur, le philanthrope déploie une formidable capacité d’action. Il peut ainsi réagir aux situations d’urgence et s’affranchir de la lourdeur de certains processus de décision propres aux personnes morales (entreprises, collectivités...). En témoignent les élans de générosité en temps de crise, comme lors de la pandémie de Covid-19 ou au lendemain de l’incendie de Notre-Dame de Paris. D’autres préféreront s’atteler aux racines des causes auxquelles ils sont sensibles plutôt que d’en soigner les symptômes. Certains créeront une fondation ou un fonds de dotation à capital pérenne, dont les revenus seront dépensés, année après année, pour financer des actions d’intérêt général. En structurant leur engagement dans le temps long, ces philanthropes aspirent à fédérer plusieurs générations familiales autour de valeurs communes. Quant aux nouveaux philanthropes, ou « philentrepreneurs », ils souhaitent souvent être témoins de leur vivant de l’impact de leur action et préféreront engager des sommes importantes dans un temps court.

Cette prise en compte de la temporalité a été étudiée par Rockefeller Philanthropy Advisors, dont le rapport de 20221 révèle que 74 % des structures philanthropiques sont des fondations pérennes et seulement 16 % sont des fondations à durée limitée. Ce dernier modèle suscite toutefois un intérêt croissant qui peut s’expliquer par le souhait de voir le résultat de son action de son vivant, ou encore par la volonté de ne pas imposer sa propre philanthropie à ses descendants. C’est le cas de la fondation French-American Charitable Trust, créée par l’entrepreneur américain Charles Feeney, dont l’intégralité des ressources (environ 40 millions de dollars) a été engagée entre 1994 et 2014, année de la fermeture de la fondation.

La fondation actionnaire : assurer la pérennité d’une entreprise par la philanthropie ?

La philanthropie offre aux dirigeants la possibilité de préserver leur entreprise dans la durée en la confiant à une fondation qui en devient l’actionnaire majoritaire, voire unique. Ce principe permet de concilier mission philanthropique et pérennité capitalistique d’une entreprise. La fondation détient et protège l’entreprise (respect de ses valeurs, transmission sécurisée en l’absence de « successeur »...) et finance des projets d’intérêt général grâce aux dividendes qu’elle perçoit du fait de cette détention. La France compte ainsi 25 fondations actionnaires mais ce modèle est surtout répandu en Europe du Nord et en Suisse, à l’image de Rolex, Lego, Carlsberg ou Bosch. Une étude danoise de 20182 souligne que, quarante ans après leur création, 30 % des entreprises danoises détenues par une fondation subsistent, contre 10 % pour les autres. La philanthropie serait-elle une garantie de survie des entreprises ?

Plusieurs études établissent un lien entre la longévité et les actions altruistes.

S’offrir un peu d’éternité grâce à la philanthropie

Les entrepreneurs ayant une fibre altruiste envisagent souvent la création d’une fondation au moment de la cession de leur entreprise. C’est le bon moment pour s’interroger sur leur projet de vie après la vente et de lui donner du sens par un engagement philanthropique. S’impliquer dans la philanthropie, c’est donc se poser la question de « l’après » voire de « l’après- soi ». Je garde en mémoire cette mécène du Louvre qui souhaitait consentir un legs au musée, et s’offrir ainsi un « petit morceau d’éternité ». Car, je la cite, « qui d’autre nous survivra, si ce n’est le Louvre ? ». Osons aller plus loin, car la science l’a prouvé : s’impliquer dans la philanthropie permettrait d’augmenter sa longévité ! Les études du chercheur Stephen Post3 établissent une corrélation entre la longévité et le bien-être des personnes qui s’impliquent dans des tâches altruistes4. Dans une étude menée pendant cinquante ans, il établit que les personnes impliquées dans la philanthropie depuis le lycée sont en meilleure santé physique et mentale, et que les personnes âgées qui consentent des dons vivent plus longtemps que leurs contemporains moins généreux. En France, Sylvie Chokron, neuropsychologue et chercheuse au CNRS, étudie quant à elle l’impact positif des comportements altruistes sur le cerveau et sur les processus cognitifs.

Un ancien président de la République française a popularisé les mots de Cervantès, « il faut laisser le temps au temps », dans l’une de ces formules dont il avait le secret : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Il faut qu’on laisse du temps au temps. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes, et l’échelle de l’Histoire n’est pas celle des gazettes5. »

Et si la philanthropie, parce qu’elle nous permet d’agir dans le temps long, nous offrait la meilleure manière de placer nos histoires singulières au service d’une histoire collective – et altruiste ?


Par Croisine Martin-Roland, responsable de l’accompagnement philanthropique chez Société Générale Private Banking et déléguée générale de la Fondation 29 Haussmann.

 

1. “Global Trends and Strategic Time Horizons in Philanthropy”, Rockefeller Philanthropy Advisors, 2022.
2. “Industrial foundations as long-term owners”, Steen Thomsen, Thomas Poulsen, Christa Boersting et Johan Kuhn, 23 mars 2018.
3. “Why good things happen to good people: How to live a longer, happier, healthier life by the simple act of giving”, Dr. Stephen Post, 2007.
4. “Altruism, happiness, and health: it’s good to be good”, Dr. Stephen Post, 2005.
5. « Il faut laisser le temps au temps. » Les mots de François Mitterrand, Michel Martin-Roland, Presses de la Cité, 1995.