Les métaux, nouveau pétrole de l’économie
C’est l’une des équations majeures de l’économie mondiale du XXIe siècle : moins de carbone égale plus de métaux. « Les besoins en ressources minérales vont s’accroître considérablement, liés aux technologies décarbonées mais aussi à la transition numérique. Selon les dernières projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’ensemble des mines en exploitation et des projets de mines en étude ne permettra pas de répondre à l’intégralité des besoins mondiaux en ressources minérales. Sachant qu’il faut 17 ans en moyenne pour ouvrir une nouvelle mine, un risque de pénurie existe donc dans la prochaine décennie pour certains métaux clés dans la transition énergétique avec des tensions sur les cours et le besoin probable de prioriser certains usages », avertit Christophe Poinssot, président-directeur général par intérim du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).
L’AIE prévoit que la demande de métaux provenant des industries de l’électromobilité (véhicules électriques, batteries, réseaux), de la génération électrique bas carbone (renouvelables, nucléaire) et de la filière hydrogène pourrait passer d’environ 16,2 millions de tonnes (Mt) en 2020 à 27,8 Mt en 2040, si l’objectif de neutralité carbone d’ici à 2050 est tenu. « Dans les 30 prochaines années, nous extrairons de la planète autant de matériaux que depuis le début de l’humanité », note l’ancien industriel Philippe Varin. L’extraction des matières premières a doublé depuis 1990 et la consommation mondiale augmentera de 40 % d’ici à 2040 et de près de 90 % d’ici à 2060 par rapport à 2017, estime l’OCDE.
Des ressources minérales « historiques » comme le cuivre ou « nouvelles » comme le lithium, le colbalt ou le manganèse sont concernées. Les besoins en lithium vont par exemple être multipliés par 42 d’ici à 2040, ceux en graphite par 25, ceux en cobalt par 21 et ceux en nickel par 19… Et le monde pourrait consommer entre 60 et 90 % des ressources en cuivre connues d’ici à 2050, selon des scénarios de l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN).
Réduire les dépendances
Le défi à relever est stratégique pour l’Europe. Confrontée à l’aggravation des tensions géopolitiques, elle doit sécuriser son accès aux ressources minérales pour réussir sa transition écologique et industrielle. « En 2030, l’Europe va devoir importer au moins 70 % des métaux de la transition », observe Philippe Varin. L’Union européenne (UE) a recensé 30 matières premières critiques essentielles pour les chaînes de valeur industrielles et nombre de produits et de technologies clés. Elle ne produit que 1 % ou moins de certaines matières premières spécifiques pour les batteries lithium-ion, les éoliennes et les moteurs électriques, selon Milan Grohol, expert à la DG Grow, Commission européenne. Pour la très grande majorité de ses besoins, l’Europe dépend de pays non européens : par exemple du Chili pour le lithium et le cuivre, de la République démocratique du Congo pour le cobalt, de l’Afrique du Sud pour les métaux du groupe du platine, de la Russie pour le palladium et surtout de la Chine pour des matériaux stratégiques comme l’antimoine, les terres rares, le tungstène, le graphite ou le silicium métal. « Notre dépendance à la Chine est trop importante, elle contrôle par exemple 50 % des chaînes de valeur pour les batteries et 90 % pour les aimants », déplore Philippe Varin. Cette dépendance s’analyse en effet sur l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur. Comme le souligne Patrick d’Hugues, directeur du programme scientifique « Ressources minérales et économie circulaire » au BRGM : « Pour reconquérir une souveraineté minérale, il s’agit non seulement d’ouvrir des mines mais aussi de relocaliser des étapes industrielles de purification, de raffinage et de transformation. »
C’est le sens du projet de règlement Critical Raw Material Act ou CRM Act. Publié par la Commission européenne le 16 mars dernier, il vise à développer sur le sol européen l’extraction, la transformation et le recyclage des métaux nécessaires à la transition énergétique (lire l’entretien de Philippe Varin ci-dessous). La prise de conscience de ces vulnérabilités pousse les États à se mobiliser. « Aujourd’hui, de nombreux pays européens veulent mettre en place une capacité d’intelligence économique publique sur les métaux critiques. La Finlande, les Pays-Bas, l’Italie, le Royaume-Uni engagent des discussions avec l’Ofremi (Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles) créé en France fin novembre 2022 à l’issue du rapport Varin. L’Allemagne a montré la voie avec la DERA », remarque Patrick d’Hugues. L’observatoire, rattaché au BRGM, mutualise les compétences de plusieurs acteurs publics et privés. « Sa vocation est de fournir aux pouvoirs publics et aux filières industrielles nationales une cartographie de l’offre mondiale et des chaînes de transformation associées, d’évaluer les besoins actuels et futurs, ainsi que les risques pour éclairer en amont toute prise de décision. Il s’agit d’anticiper beaucoup mieux les futures crises pour construire la meilleure résilience possible », explique Christophe Poinssot.
3 questions à Philippe Varin
Auteur d’un rapport sur la sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières minérales, remis au gouvernement français en janvier 2022, Philippe Varin a fait toute sa carrière dans l’industrie. Il a été notamment président du directoire de PSA, président du conseil d’administration du groupe minier Orano puis de Suez.
Le projet de règlement européen sur les matières premières critiques dévoilé le 16 mars dernier est-il un pas important pour diminuer la dépendance de l’Europe et sécuriser ses approvisionnements ?
Philippe Varin : Ce projet comporte des points positifs. Le fait d’établir la liste des matières premières critiques (CRM) et stratégiques et de les actualiser, marque la volonté de traiter ces enjeux de manière spécifique. La fixation d’indicateurs de référence est importante pour tracer une feuille de route. Par exemple, dire que l’UE ne doit pas dépendre d’un seul pays tiers à plus de 65 % de sa consommation annuelle pour chaque matière première stratégique représente un réel progrès, qui favorisera la diversification. L’identification de « projets européens stratégiques », avec un accès au financement facilité et des délais d’autorisation raccourcis, va dans la bonne direction. Je salue aussi la volonté d’élaborer des standards communs de la mine responsable à une réserve près : celle-ci n’est pas intégrée dans la taxonomie verte de l’UE. C’est une anomalie ! Autre bémol, la question du financement. Les besoins d’investissement sont énormes et, de leur côté, la Chine et les États-Unis soutiennent leurs industries par des incitations directes. Face à eux, l’UE doit engager une réflexion sur son approche car ce n’est pas le seul prix du carbone qui va déterminer le choix des acteurs économiques. Le risque pour l’UE est de rater des opportunités de localisation voire de connaître des délocalisations vers les États-Unis.
Dans votre rapport, vous avez préconisé la création d’un fonds d’investissement pour sécuriser les approvisionnements…
P. V. : Pour la première fois de leur histoire, de grands industriels comme les constructeurs automobiles vont devoir passer des contrats de long terme sur les approvisionnements miniers. Mais ces contrats, même take-or-pay, n’apportent pas assez de garanties. C’est pourquoi j’ai recommandé la création d’un fonds privé, enrichi de contributions publiques, permettant à des industriels de prendre des participations minoritaires dans des mines à l’étranger. Être partenaire financier de différents sites miniers permet de sécuriser les approvisionnements. Cette proposition suscite l’intérêt du gouvernement français, et le commissaire européen Thierry Breton a évoqué à l’automne dernier la possible création d’un fonds souverain européen qui pourrait intervenir pour les CRM mais aussi dans d’autres domaines liés au plan REPowerEU sur l’énergie. Ce sujet reste ouvert.
Quelles devraient être les priorités d’une diplomatie européenne des métaux ?
P. V. : L’UE a d’ores et déjà conclu des accords bilatéraux stratégiques avec le Chili et le Canada, qui intègrent l’accès aux ressources minérales, et c’est une bonne chose. Mais il faut aussi redéfinir le partenariat avec les pays africains, qui ont une population jeune et qui veulent créer des activités de raffinage et de transformation des métaux. Il est essentiel pour la France ‒ et pour l’UE ‒ d’agir pour développer, en concertation avec des pays africains, une approche holistique répondant aux attentes des deux parties. Enfin, le lancement annoncé par l’UE d’un club mondial de partenaires like-minded pouvant s’allier pour des opérations minières est une excellente initiative. Ces coalitions jouent un rôle de stabilisateur politique. Ayons conscience que les métaux pourraient être la cause de conflits futurs comme l’est le pétrole depuis 50 ans.
Sécuriser les ressources
Dans le monde, d’autres pays confrontés à des enjeux similaires d’approvisionnement se mobilisent. Le Japon, qui a créé dès 2004 l’agence JOGMEC, et la Corée disposent d’un fonds d’État qui investit aux côtés des entreprises pour sécuriser leur accès aux ressources minérales. Pour préparer l’après-pétrole, l’Arabie saoudite a lancé en janvier 2023 un fonds pour investir jusqu’à 15 milliards de dollars dans des projets miniers à l’international. Aux États-Unis, le plan d’investissement sur le climat d’août 2022 prévoit de donner un coup d’accélérateur à la filière nord-américaine des métaux rares. La Chine, qui n’a que très peu de lithium, pas de nickel ni de cobalt, sécurise depuis près de deux décennies son accès aux métaux. Elle investit dans les principales zones minières et contrôle une grande partie du processus d’extraction et de raffinage de nombreuses matières premières. La direction générale du Trésor français à Kinshasa note ainsi que 90 % du cobalt et du cuivre congolais sont exportés vers la Chine, qui a créé en 2022 le China Mineral Resources Group (CMRG) pour centraliser ses achats de métaux.
Des mines en Europe
S’il est clair que les échanges internationaux resteront essentiels pour répondre aux besoins, un regard nouveau est porté sur les opportunités minières en Europe. Le sous-sol européen recèle en effet de nombreuses ressources minérales souvent mal estimées faute de récents investissements dans l’exploration minière. Ainsi, en France, « le sous-sol est a priori plutôt bien doté en ressources minérales mais on les connaît mal, l’inventaire datant de plus de 40 ans. Au vu des besoins futurs, il paraît pertinent de refaire un inventaire minier du territoire national afin d’identifier des zones d’intérêt potentiel et de trouver des ressources susceptibles de devenir des gisements d’intérêt économique », souligne Christophe Poinssot.
En Europe, « il est intéressant de s’inspirer des pays scandinaves, qui ont su conserver une activité extractive en intégrant des critères socio-environnementaux élevés », ajoute Patrick d’Hugues. Dans cet objectif, les recherches sont axées sur la réduction des déchets et la valorisation des sous-produits, la limitation de la consommation d’énergie et d’eau et la réduction des émissions de carbone. Garantir une exploitation minière responsable est nécessaire à l’heure où se multiplient des projets d’extraction et de raffineries de lithium en Finlande, en République tchèque, en Autriche, au Portugal, en Allemagne…
En France, le groupe Imerys, leader mondial des spécialités minérales pour l’industrie, a annoncé en octobre 2022 le lancement du projet Emili sur son site de Beauvoir (Allier), qui produit du kaolin. Imerys vise une production de 34 000 tonnes de lithium par an à partir de 2028 pendant au moins 25 ans. « Il s’agira de l’un des trois plus gros projets d’extraction de lithium en Europe, note Grégoire Jean, directeur R&D des projets Lithium, il permettra d’équiper chaque année l’équivalent de 700 000 véhicules électriques en batteries lithium-ion. » Le projet Emili veut être une référence de l’exploitation minière responsable. « Nous nous alignons sur la norme IRMA (Initiative for Responsible Mining Assurance), à vocation mondiale. Ses standards sont auditables et très exigeants sur les plans techniques, environnementaux et sociaux et favorisent la concertation avec la société civile, poursuit Grégoire Jean, l’innovation est continue pour développer des techniques d’extraction et de traitement des minéraux respectueuses de l’environnement et des populations locales. » Le projet est fondé par exemple sur l’utilisation de « procédés de haute technicité » pour l’exploitation en mine souterraine, afin de « limiter les impacts visuels et sonores et ceux sur l’habitat naturel ». L’objectif est aussi de réduire l’empreinte carbone à chaque étape du processus d’extraction. « Cela s’inscrit dans la politique générale du groupe, qui veut réduire de 42 % ses émissions de CO₂ d’ici à 2030 », précise Grégoire Jean. « Cette démarche a certes un impact sur le coût de production, note-t-il, mais sur un marché du lithium en tension, il restera compétitif, en particulier en Europe. »
Circularité et sobriété
Exploiter les ressources du sous-sol européen est cependant loin d’épuiser le sujet, comme l’illustre le cas du lithium. « Si on compare les estimations actuelles des besoins européens en 2030 (600 000 tonnes) et celles de la production intra-européenne (250 000 tonnes), qui tiennent compte de tous les projets annoncés par l’industrie extractive, on constate que moins de 50 % de la demande sera couverte, observe Grégoire Jean. À court et à moyen terme, sans contribution possible du recyclage à grande échelle, il est illusoire de penser atteindre une autosuffisance significative. » Le nouveau règlement européen sur les batteries électriques devrait néanmoins favoriser la structuration d’une filière industrielle de recyclage. Le groupe minier Eramet a annoncé en janvier 2023 la construction à Dunkerque de la première usine européenne de recyclage de batteries automobiles. Le site devrait être opérationnel en 2025 et recycler à plus de 90 % l’équivalent de 200 000 batteries par an.
Nos sociétés sont cependant encore loin d’exploiter pleinement les potentiels du recyclage. Au niveau mondial, seulement 12 parmi 60 métaux étudiés, principalement des métaux de base, sont recyclés à 50 % ou plus et, pour le plus grand nombre, dont les métaux stratégiques, il n’y a pas ou peu de recyclage. Seules 12 % des matières premières utilisées dans l’industrie européenne proviennent du recyclage. « Le recyclage est une pièce maîtresse et indispensable, et la France a un réel savoir-faire dans ce domaine. Il faut le développer sans pour autant en occulter les limites intrinsèques liées au fait qu’on ne peut pas récupérer 100 % des constituants d’un objet. Ce que l’on récupère dans un objet en fin de vie produit il y a plus d’une décennie ne correspond pas nécessairement aux besoins des technologies actuelles. De plus, la croissance de la demande est telle que le recyclage ne pourra jamais couvrir qu’une part limitée de nos besoins », explique Christophe Poinssot.
Au BRGM, la halle pilote Plat’Inn teste des procédés de recyclage des déchets miniers, industriels et de la mine urbaine. « Le gisement de la mine urbaine est dispersé, hétérogène et souvent mal connu, note Patrick d’Hugues. Nos travaux visent à l’échantillonner pour mieux le connaître et évaluer son potentiel en métaux critiques. C’est indispensable pour définir un modèle économique viable. » Des start-up sont actives sur le marché naissant du recyclage des métaux, et développent des procédés dédiés au traitement des déchets. C’est le cas par exemple de WeeeCycling, qui fournit l’industrie en platinoïdes et cuivre issus de déchets électroniques, de bains de l’industrie pharmaceutique et du traitement de surface.
« L’industrie extractive devra œuvrer à la consolidation d’un approvisionnement issu du recyclage et participer aux efforts d’écoconception permettant de réduire les besoins en nouveaux minerais », écrivent des universitaires canadiennes. Le travail sur la conception des batteries peut ainsi réduire substantiellement l’usage du cuivre, du nickel ou encore du lithium. L’innovation est au cœur des solutions, comme le souligne Philippe Varin : « De nombreuses recherches sont tournées vers une utilisation frugale des ressources et des nouvelles technologies. Par exemple, dans le domaine de la mobilité, le World Materials Forum (WMF) met l’accent, en 2023, sur les chimies actuelles et alternatives des batteries. Des start-up développent des batteries au sodium ou au soufre, qui certes auront moins d’autonomie que celles au lithium-ion mais seront tout à fait adaptées aux trajets urbains et périurbains et beaucoup moins coûteuses. » Utiliser mieux et moins les matériaux, tel est l’enjeu pour demain que le WMF formule ainsi : « Use less, longer and smarter. »