Philippe Notton, aux origines du premier microprocesseur européen
Quels sont les usages et applications des microprocesseurs dédiés aux supercalculateurs ?
Les supercalculateurs disposent d’une incroyable puissance de calcul. Ils sont cruciaux pour résoudre des questions stratégiques dans la recherche médicale, la lutte contre le changement climatique ou encore la sécurité. Dans le domaine de la santé, ils permettent, par exemple, de créer des jumeaux numériques afin de personnaliser les traitements ou d’accélérer la recherche fondamentale. Dans le secteur automobile, ils remplacent les crash-tests réels grâce à une modélisation numérique de la voiture. Ce ne sont que quelques exemples… Car cette technologie disruptive devrait avoir un impact révolutionnaire dans de nombreux secteurs : calcul de modèles climatiques à haute résolution, modélisation et simulation numérique pour optimiser les techniques de forage dans la prospection pétrolière ou encore entraînement des algorithmes de machine learning à forte densité de données…
“ La commercialisation de Rhea sera une étape décisive pour la souveraineté technologique de l’Europe. ”
Cette technologie a-t-elle un rôle à jouer sur le plan géopolitique ?
Face à l’ampleur des enjeux géopolitiques actuels, une véritable course mondiale technologique est engagée pour développer le cœur des supercalculateurs : les microprocesseurs haute performance. Elle est aujourd'hui dominée par les États-Unis, qui produisent la quasi-totalité des microprocesseurs destinés à ces supercalculateurs. Alors qu’elle consomme plus du tiers des ressources mondiales en calcul haute performance, l’Europe en produit moins de 5 % et, à ce jour, aucun microprocesseur qui équipe les supercalculateurs en Europe n’est européen. Heureusement, la situation est en train d’évoluer.
En effet, vous êtes soutenu par l’Europe. Comment cette technologie peut-elle contribuer à sa souveraineté ?
L’Union européenne a compris la nécessité de disposer de ses propres capacités de calcul intensif. En 2018, elle a lancé le programme EuroHPC (entreprise commune pour le calcul à haute performance européen), doté d’un budget de 8 milliards d’euros pour déployer en Europe une infrastructure de supercalcul de classe mondiale. Depuis, une véritable révolution est en marche dans l’écosystème européen des supercalculateurs, avec déjà deux supercalculateurs parmi les quatre plus puissants au monde : Lumi en Finlande et Leonardo en Italie… Et, bientôt, Rhea, notre microprocesseur haute performance et basse consommation, équipera les supercalculateurs européens.
En quoi est-ce une innovation significative ?
En plus d’une puissance de calcul remarquable (supérieure à deux millions d’ordinateurs portables), ce microprocesseur de 70 millimètres par 70 millimètres est moins énergivore. Il permet de diviser par deux la consommation d’énergie, à puissance égale. Notre microprocesseur est composé d’une soixantaine de cœurs de calculs hyper performants. Plus la mémoire est proche des cœurs de calculs, plus les données transitent rapidement et moins vous consommez. Cette performance a été possible grâce à Arm, notre partenaire technologique. Autre atout phare de Rhea, sa capacité à fonctionner avec n’importe quel accélérateur tiers, comme les unités de traitement graphique (GPU), les puces spécialisées dans l’intelligence artificielle ou encore les accélérateurs quantiques.
Vous venez d’entrer dans une nouvelle étape de votre développement…
En effet, notre innovation requiert des années de R&D et un budget d’environ 150 millions d’euros. C’est pourquoi, en avril 2023, nous avons procédé à une levée de fonds. De quoi faciliter la mise sur le marché de Rhea début 2024 pour équiper les premiers supercalculateurs européens. Ces fonds vont nous permettre de démarrer la production de notre microprocesseur dans l’usine TSMC à Taïwan, car ses coûts de production sont stratosphériques. TSMC gère 80 % des microprocesseurs au monde et, à ce jour, seuls TSMC à Taïwan et Samsung en Corée du Sud maîtrisent la finesse du processus de gravure de Rhea (6 nanomètres).
Le secteur est confronté à une pénurie d’ingénieurs : est-ce un sujet pour vous ?
Cette levée de fonds va également nous permettre de grandir, en passant de 130 collaborateurs aujourd’hui à 1 000 d’ici à fin 2025. Un défi majeur dans un contexte de pénurie d’ingénieurs, notamment dans les semi-conducteurs. Pour convaincre de nous rejoindre, nous disposons d’atouts solides : nos sites de R&D se situent en France, en Allemagne et en Espagne et offrent ainsi un large choix de lieu de travail. Notre projet représente l’opportunité de participer à un projet stratégique pour la souveraineté de l’Europe. Je suis convaincu que la perspective de contribuer au développement d’une technologie porteuse de sens est un vrai moteur de recrutement, notamment pour les jeunes. Il s’agit d’une technologie qui apportera des bénéfices environnementaux, sociaux et sociétaux majeurs, comme améliorer la santé, concevoir une intelligence artificielle plus puissante et plus juste ou encore prévenir les risques météorologiques.
Et demain ?
Nous sommes heureux d’être l’un des acteurs de l’émergence d’une vraie filière européenne de microprocesseurs, avec des créations d’emplois et une technologie maîtrisée à 100 %. Après la commercialisation de Rhea en 2024 sur le marché EuroHPC puis au niveau mondial, notre ambition est de développer toute une gamme de microprocesseurs pour devenir à terme la référence des composants digitaux complexes en Europe.
Itinéraire d’un passionné d’électronique
Pour Philippe Notton, diplômé de Centrale Supélec, l’électronique est une vocation. C’est ce qui l’a guidé jusqu’à la création de SiPearl en 2019.
Lorsqu’il rejoint Thomson en 1994 pour apprendre le métier, il veut monter des cartes électroniques et souder des composants. Puis il intègre Canal + en 1997, comme System Team Manager. Une expérience particulièrement excitante, Canal + étant leader du lancement de la TV numérique. Philippe Notton passe ensuite neuf années chez MStar Semiconductor, start-up taïwanaise revendue à MediaTek. Il fait alors partie de l’équipe européenne qui fait passer MStar à la télévision numérique. En 2015, il rejoint STMicroelectronics à Grenoble et prend la direction de la division Consumer Electronics Products. Mais, deux ans plus tard, STMicroelectronics se retire du numérique.
Un moment décisif dans la carrière de Philippe Notton car il décide de lancer son entreprise de microprocesseurs. Un pari risqué, mais une évidence face aux besoins croissants de calcul à haute performance. Et lorsque la Commission européenne lance un appel d’offres pour la création d’un supercalculateur européen, il rejoint Atos, coordinateur du consortium European Processor Initiative (EPI) pour favoriser le retour des technologies microprocesseurs haute performance en Europe. Un an et demi plus tard le consortium EPI démarre avec le soutien de l’Union européenne et 80 millions d’euros. Philippe Notton prend alors le risque industriel de développer le premier microprocesseur européen et souverain dédié au calcul haute performance en créant SiPearl en juin 2019.
Par
Stéphanie Livingstone-Wallace
Conceptrice-rédactrice freelance depuis plus de 15 ans,
Stéphanie Livingstone-Wallace assure la rédaction de multiples supports de communication, avec comme domaines de prédilection la transition énergétique, le transport et la logistique, l’éducation ou encore la finance et la santé.