L’ARN messager, la clé d’une médecine personnalisée
est directrice générale de Moderna France, la filiale de la société de biotechnologies américaine qui conçoit des vaccins et des thérapies fondés sur la technologie ARNm.
est directrice de recherche à l’Inserm et elle pilote l’équipe « Cancer de la prostate, ARNm, nanomédecine et théranostique » au Centre de recherche en cancérologie de Marseille (CRCM).
Depuis quand les scientifiques étudient-ils l’ARN messager (ARNm) ? Quelles ont été les étapes majeures des recherches ?
Palma Rocchi : Depuis la découverte de l’ARNm en 1961 par Jacques Monod, François Jacob et André Lwoff à l’Institut Pasteur, qui leur valut le prix Nobel en 1965, tout un champ d’applications à visée médicale s’est ouvert, autour de deux approches, la vaccination et le ciblage de l’ARNm à des fins thérapeutiques.
L’histoire des vaccins à ARNm commence il y a trente ans avec des travaux de recherche comme ceux de Jon A. Wolff en 1990 à l’université du Wisconsin ou de Frédéric Martinon et Pierre Meulien en 1993 à l’Institut Pasteur. À l’époque, la stratégie vaccinale se heurte à des facteurs limitants : la stabilité de l’ARNm, sa délivrance, son effet immunogène et sa fabrication en grandes quantités. C’est le développement de solutions innovantes au cours des quinze dernières années, et notamment les travaux de Katalin Karikó et de Drew Weissman, à l’université de Pennsylvanie, qui vont ouvrir la voie aux vaccins à ARNm contre la COVID-19. Les nombreuses recherches menées depuis trois décennies en cancérologie autour de vaccins prototypes à ARNm ciblant spécifiquement les cellules cancéreuses ont également beaucoup compté. Ce savoir-faire et ce recul ont contribué à la rapidité de production des vaccins contre la COVID-19.
À quel moment l’histoire commence-t-elle pour Moderna ?
Sandra Fournier : Dès 2011, Stéphane Bancel, le PDG de la société (créée en 2010 à Cambridge aux États-Unis), fait le pari de la technologie de l’ARNm. Pendant dix ans, la start-up va investir 2,5 milliards de dollars dans la recherche, grâce à des levées de fonds. Au cours de cette période, elle ne lance aucun produit commercial et ne génère pas de revenu, c’est une réelle prise de risque. Mais l’expertise acquise par ses 800 chercheurs lui permet de proposer un vaccin en un temps record quand survient la pandémie de la COVID-19.
Une fois le séquençage du virus du SARS-CoV-2 disponible, il a fallu seulement 48 heures pour déterminer et synthétiser le brin d’ARNm, 42 jours pour produire le premier lot de candidats-vaccins pour les essais cliniques et neuf mois d’essais cliniques avant d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM), délivrée par l’Agence européenne du médicament le 6 janvier 2021. C’est un exploit scientifique mais aussi industriel car l’entreprise a encore levé un milliard de dollars pour construire sa première usine de production puis produire et livrer 807 millions de doses de vaccins dans le monde en 2021.
La simplicité de production et la rapidité que vous venez d’illustrer avec l’exemple du vaccin contre la COVID-19 expliquent-elles le succès de l’ARNm ?
S.F. : Stéphane Bancel compare notre plateforme chargée de la production d’ARNm à un smartphone. Avec plus de 4 000 employés aujourd’hui, l’entreprise est passée en trois ans de 20 à 48 candidats-vaccins et solutions thérapeutiques en développement. Ces candidats-vaccins et ces traitements sont comme autant d’applications que l’on peut mettre à jour très rapidement. Cette technologie permet une grande agilité. Dans le cas de la COVID-19, nous pouvons nous adapter en permanence à l’émergence de nouveaux variants du SARS-CoV-2. Il s’agit de modifier la séquence de l’ARNm codant pour l’antigène vaccinal, et de produire partout, à l’échelle industrielle, les vaccins adaptés. Nous venons de signer quatre accords-cadres pour implanter des usines de production au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et au Kenya.
P.R. : La COVID-19 a permis de prendre conscience du potentiel de la technologie à ARNm : celui de produire très rapidement un vaccin ou un candidat médicament avec une grande spécificité, alors qu’il faut environ dix ans avec une molécule classique. L’exemple du Milasen, un médicament créé en 2019 à l’hôpital de Boston par l’équipe du Dr Yu pour Mila, une fillette atteinte d’une maladie neurodégénérative, est éloquent. Le séquençage de son génome a permis de connaître la mutation à l’origine de sa maladie et de produire une molécule(un oligonucléotide antisens) ciblant spécifiquement cette mutation. Cette molécule a obtenu une AMM en moins d’un an ! Cet exemple très particulier d’un médicament fait sur mesure pour une seule personne est unique à l’heure actuelle. Mais il illustre bien l’étendue des possibilités offertes par des thérapies à ARNm.
Vous travaillez sur la mise au point d’oligonucléotides antisens (OAS) en cancérologie, un domaine où les recherches sur l’utilisation de l’ARNm sont en plein essor. Quels sont les atouts de cette approche ?
P.R. : Comme je l’ai rappelé, la technologie ARNm est explorée de longue date par la recherche en cancérologie, pour mettre au point des vaccins mais aussi des médicaments. Dans le monde, depuis le début des années 2000, plusieurs équipes comme la nôtre travaillent au développement de molécules thérapeutiques, les OAS, qui vont cibler des ARNm codant pour des protéines impliquées dans le processus tumoral. Ces recherches ouvrent la voie à une vraie médecine personnalisée : en ciblant spécifiquement des mutations génétiques, elles rendent possible un traitement individualisé. Au laboratoire, notre équipe explore cette stratégie contre le cancer de la prostate hormono-résistant. Nous avons démontré l’influence de la protéine Hsp27, surexprimée dans les cellules tumorales, dans la résistance aux traitements et mis au point un OAS qui cible l’ARNm correspondant. Les premiers résultats cliniques sont encourageants ! Notre ambition est de produire des cocktails d’OAS. Ces nanomédicaments seraient de véritables couteaux suisses pour inhiber l’expression de plusieurs ARNm et ainsi « court-circuiter » le cancer, en combinaison avec des traitements plus classiques, tels que la chimiothérapie, l’hormonothérapie, la radiothérapie ou l’immunothérapie.
Le vaccin à ARNm offre-t-il une piste antitumorale prometteuse ?
S.F. : Moderna travaille dans cette direction, avec le développement de vaccins thérapeutiques anticancéreux, qui ne visent pas à prévenir la maladie, comme ceux à visée prophylactique, mais à la soigner. C’est le cas du candidat-vaccin ARNm dans le traitement du mélanome à haut risque de récidive, que nous développons avec le groupe pharmaceutique Merck. Les résultats de la phase IIb des essais cliniques annoncés fin 2022 sont très encourageants. En combinant ce vaccin personnalisé avec le KEYTRUDA®, traitement en immunothérapie produit par Merck, le risque de récidive ou de décès est réduit de 44 % par rapport au traitement seul. Le principe de ce vaccin est d’activer le système immunitaire : l’ARNm va modifier le comportement de certaines cellules immunitaires pour les obliger à rejeter la tumeur. C’est un vaccin personnalisé, déterminé en fonction des caractéristiques de la tumeur de chaque patient, elle-même étudiée à partir d’une biopsie. La phase III de ces essais devrait être lancée cette année. Si nous réussissons à mettre au point ce vaccin, il y aura autant de traitements que de patients. Et nous souhaitons étendre cette approche à d’autres types de tumeurs.
Les multiples facettes des ARN
Les ARN (pour acides ribonucléiques) sont des molécules porteuses d’information génétique. Ils sont produits dans le noyau des cellules à partir de l’ADN (acide désoxyribonucléique), qui stocke l’information génétique, lors d’un processus de copie : la transcription. Ce processus aboutit à la production de molécules d’ARN portant la même information génétique que la région d’ADN transcrite.
Il existe plusieurs types d’ARN et les principaux utilisés en médecine sont :
- Les ARN messagers, produits à partir de portions d’ADN, ils correspondent à des gènes codant pour des protéines. Un ARNm est en quelque sorte une photocopie des parties du génome où sont inscrites les instructions pour produire une protéine donnée. Les ARNm servent donc de modèle à la cellule lors de la fabrication des protéines. Une fois lue, cette photocopie est détruite. La durée de vie d’un ARNm est courte, allant de quelques minutes à quelques jours.
- Les ARN interférents se lient spécifiquement à des ARNm et empêchent leur traduction en protéines. Leur activité est l’un des nombreux mécanismes de régulation de l’expression des gènes qui participent au réglage très précis du fonctionnement des cellules.
- Les oligonucléotides antisens sont des fragments d’ARN (ou d’ADN) synthétisés en laboratoire. Ils s’associent spécifiquement à des séquences d’ARNm pour en modifier la lecture.
Concernant les vaccins contre la COVID-19, c’est un ARNm fabriqué en laboratoire et codant pour la protéine Spike qui est injecté. Cette protéine permet au virus SARS-CoV2 d’entrer dans nos cellules. Après l’injection, les cellules fabriquent la protéine Spike et la « présentent » à leur surface. Le système immunitaire l’identifie comme lorsqu’elle est portée par le virus et active les mécanismes de défense et la réponse immunitaire dite mémoire. C’est elle qui permettra à l’organisme de se défendre s’il est à nouveau en contact avec le virus. En parallèle, les cellules qui ont reçu l’ARNm et exprimé la protéine Spike sont rapidement détruites, ainsi que l’ARNm vaccinal. Ce mécanisme est donc très éphémère.
(Sources : Inserm, La Ligue contre le cancer)
Au-delà du cancer, pour quelles autres maladies la technologie à ARNm pourrait-elle s’avérer efficace ?
P.R. : À l’avenir, les traitements utilisant l’ARNm pourraient permettre la prise en charge personnalisée d’un grand nombre de maladies. Les recherches se multiplient dans des domaines aussi divers que l’infectiologie, la cardiologie, la pneumologie, l’ophtalmologie, les maladies auto-immunes, génétiques… Toutes les maladies sont potentiellement concernées. Nous sommes en train de créer une start-up, SILON THERAPEUTICS, pour poursuivre le développement de nos nanomédicaments pour le cancer de la prostate mais aussi pour d’autres cancers et pathologies, telles les maladies cardio-vasculaires, neurologiques et génétiques rares. L’ARNm est porteur d’espoir pour ces dernières, qui sont associées à un seul défaut génétique. L’objectif est généralement de restaurer l’activité d’une protéine déficiente.
S.F. : Il existe 7 000 maladies rares dans le monde, dont 80 % d’origine génétique. Disposer d’une molécule d’ARNm qui va délivrer à votre organisme l’information lui permettant de fabriquer la protéine manquante ou déficiente peut complètement changer la donne dans le cas de ces maladies, qui touchent notamment les enfants et pour lesquelles il n’existe pas de traitement. Nous développons par exemple des recherches pour deux maladies héréditaires du métabolisme, l’acidémie propionique et l’acidémie méthylmalonique. Nous avons également des candidats-vaccins ARNm contre la grippe et contre des virus respiratoires. C’est le cas par exemple de l’infection à VRS (virus respiratoire syncytial), responsable des bronchiolites des nourrissons et de maladies respiratoires graves chez les personnes âgées. Nous espérons pouvoir produire rapidement un vaccin permettant de lutter contre les trois principales pathologies respiratoires hivernales. Je pourrais citer aussi des candidats-vaccins contre les virus latents comme l’EBV (virus d’Epstein-Barr), impliqué dans la mononucléose infectieuse et de nombreuses autres maladies, et ceux contre le VIH… Nous sommes à l’aube d’une révolution de la médecine car le champ des possibles est immense.
Quelles sont les conditions pour accélérer l’innovation ?
P.R. : Le contexte est très favorable à la recherche sur l’ARNm car il y a un engouement pour cette technologie depuis son succès dans la lutte contre la COVID-19. L’intérêt désormais manifesté par des grands groupes pharmaceutiques est caractéristique des espoirs placés dans ces thérapies qui promettent demain d’être à la pointe de la médecine. Le rôle du financement public reste bien sûr crucial pour soutenir des recherches dans ce domaine, comme le rappelle le COVARS en France. Il faut aussi favoriser les passerelles entre le public et le privé, encourager la prise de risque et l’investissement à des étapes très précoces de développement des start-up qui se lancent dans des recherches innovantes.
S.F. : La France est un pays d’excellence en termes de recherche scientifique et il est nécessaire qu’elle renforce son attractivité dans l’innovation en santé, dans des secteurs en pleine expansion comme les thérapies ARNm. Moderna est à un tournant de son développement industriel avec 17 filiales ouvertes dans le monde. En France, nous souhaitons développer des capacités de production, des partenariats de recherche et réaliser un nombre plus important d’essais cliniques. Sur ce dernier point, la France doit améliorer ses procédures pour inclure plus rapidement des patients dans ces essais. C’est une condition déterminante pour accélérer l’innovation.
Site internet
Thérapies à ARN : un domaine thérapeutique en pleine expansion
www.inserm.fr/dossier/therapies-a-arn
Vidéo et film
Les pionniers de l'ARNm,
podcast, The Economist, 19 juillet 2021
ARNm, une révolution médicale,
documentaire, arte, octobre 2021
Beaucoup moins connus que les ARNm, les ARN interférents (ARNi), découverts en 1998, ont valu aux chercheurs américains Andrew Fire et Craig Mello le prix Nobel de médecine en 2006. Ces micro-ARN, qui jouent un rôle dans la régulation de la production des protéines, ont un potentiel thérapeutique majeur. Ils sont déjà utilisés en thérapie. Quelques médicaments à base d’ARNi sont déjà disponibles sur le marché français pour freiner l’évolution de maladies rares et sévères. Et des dizaines d’autres médicaments sont en développement.
Et si l’ARNm devenait une stratégie thérapeutique pour traiter des affections auto-immunes comme la sclérose en plaques ? La parution d’un article dans la prestigieuse revue Science, en janvier 2021, signé par les deux fondateurs de BioNTech, suscite de réels espoirs. Les travaux des chercheurs de la biotech allemande sont fondés sur la mise au point d’un traitement spécifique au moyen d’un ARNm qui code des antigènes liés à la sclérose en plaques. Ce type de protocole de recherche se compte en années et devra faire l’objet d’importants travaux avant d’aboutir à l’élaboration d’un traitement.
En juin 2021, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a lancé un centre de transfert de technologie ARNm en Afrique du Sud. Objectif du programme : aider les fabricants des pays africains à produire leurs propres vaccins ARNm pour lutter contre la pandémie de COVID-19, mais aussi d’autres maladies. Les premiers bénéficiaires sélectionnés en février 2022 sont l’Égypte, le Kenya, le Nigéria, le Sénégal, l’Afrique du Sud et la Tunisie. Ces six pays auront accès à la technologie des vaccins ARNm, aux connaissances nécessaires à la fabrication des vaccins et au soutien à la formation des scientifiques.