Montée des eaux : créer une culture du risque
De nombreux pays sont confrontés à l’accélération de la montée du niveau de la mer. Quelles stratégies adopter pour protéger les zones côtières des risques d’érosion, de submersion et d’intrusion saline ?
Les réponses d’un scientifique et d’un expert de la gestion de l’eau aux Pays-Bas, un territoire devenu une référence pour sa maîtrise séculaire du risque d’inondation.
Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), océanographe physicien spécialiste du littoral au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS).
Conseiller pour les outils de modélisation de la gestion de l’eau à la Rijkswaterstaat, agence du ministère néerlandais de l’Infrastructure et de l’Eau.
Quelles sont les causes de l’élévation du niveau de la mer ?
Rafael Almar: Le niveau de la mer varie depuis des millénaires. Cependant, sa hausse s’accélère par rapport à la période préindustrielle, passant de 1,4 mm par an en moyenne au XXe siècle à plus de 3 mm par an aujourd’hui. Conséquence du réchauffement climatique, ce phénomène est dû aux effets combinés de l’élévation de la température des mers et des océans – qui les fait « gonfler » (dilatation thermique) – et de la fonte des glaciers terrestres et des calottes polaires de l’Arctique et de l’Antarctique. D’après les estimations du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), il faut s’attendre à une hausse du niveau de la mer d’environ un mètre d’ici à 2100, sauf à réduire fortement nos émissions de gaz à effet de serre (GES). Cette hausse aura un impact majeur sur les zones côtières, notamment en termes d’érosion (recul du trait de côte), de submersion et d’intrusion saline. À cette inéluctable montée des eaux, s’ajoutent dès aujourd’hui des facteurs de vulnérabilité liés aux activités humaines et non au changement climatique global. Ainsi, l’érosion côtière est principalement due pour l’heure à des pertes massives de sédiments causées par des infrastructures, notamment les barrages sur les rivières. Quant à la subsidence (l’affaissement des sols), elle est liée aux activités humaines telles que l’urbanisation et le pompage des nappes phréatiques. C’est ce qui s’est passé à Jakarta, la capitale de l’Indonésie, qui s’est affaissée de 6 mètres au-dessous du niveau de la mer en quelques décennies.
Comment le phénomène se manifeste-t-il aux Pays-Bas, dont 26 % du territoire est déjà sous le niveau moyen de la mer ?
Yann Friocourt : Compte tenu de la situation géographique du pays, ce phénomène est surveillé depuis longtemps. Sur les trente dernières années, le niveau de la mer a augmenté de 3 mm par an, et cette hausse semble s’accélérer depuis quinze ans. Même si les épisodes de sécheresse et de fortes précipitations mobilisent aujourd’hui l’attention, il est évident que la montée des eaux va s’imposer comme une vraie question à gérer dans le futur. Depuis 2011, le gouvernement a mis en place le programme Delta1 pour anticiper les effets du changement climatique sur la gestion de l’eau.
En novembre 2023, l’institut météorologique national (KNMI) a publié des prévisions qui projettent l’augmentation du niveau de la mer du Nord d’un mètre d’ici à 2100, en fonction des évolutions des émissions mondiales de GES et de l’accélération de la fonte des glaces. Le gouvernement a également lancé en 2019 un grand programme de recherche dont l’objectif est de se projeter au-delà de 2100 pour comprendre les défis que poserait une hausse du niveau de la mer de 1, 2, 3 et 5 mètres. Dans quelle mesure les stratégies actuelles de maîtrise de l’eau seraient-elles encore pérennes ? Comment faudrait-il les modifier ? Il est important de poser les questions fondamentales le plus tôt possible pour anticiper des choix qui auront des impacts sociétaux et économiques importants.
Quelles sont les zones les plus affectées dans le monde ?
R. A. : Les régions deltaïques d’Asie du Sud-Est, les États insulaires du Pacifique, la côte sableuse de l’Afrique de l’Ouest, où se développent des mégalopoles, sont des zones particulièrement menacées. Les littoraux ne sont pas figés mais en perpétuel mouvement et cette variabilité naturelle a été insuffisamment prise en compte, comme en témoigne l’urbanisation récente au plus près des rivages sur tous les continents.
En France, par exemple, les stations balnéaires construites dans les années 1960 sur la côte occitane ou atlantique l’ont été au bord des plages alors même que les bourgs historiques se trouvaient à plusieurs kilomètres de la mer, comme Lacanau et Biscarrosse. On a sous-estimé les risques. Or, l’effet combiné de la hausse du niveau marin, de fortes vagues et de grosses pluies peut causer des dégâts importants comme on l’a vu avec la tempête Xynthia en 2010. En Afrique de l’Ouest, de récentes études montrent que le principal facteur de risque d’inondations des côtes est l’anthropisation rapide du littoral, liée aux activités humaines (barrages, ports en eau profonde, bétonisation du littoral, forages...) et à l’urbanisation galopante. Et ce bien plus que la hausse du niveau de l’océan2, qui devrait toutefois ne pas améliorer les choses.
La vulnérabilité naturelle des littoraux a été occultée.
Quelles sont les solutions pour anticiper et réduire les risques sur les littoraux ?
R. A. : Nous disposons désormais de moyens d’observation permettant de faire des prévisions de plus en plus précises afin d’anticiper les risques et de s’adapter. Par exemple, grâce à l’analyse de données satellites depuis près de 40 ans, nous avons pu étudier l’influence globale et importante du phénomène climatique et océanographique El Niño sur l’érosion ou, au contraire, « l'engraissement » à certains endroits – des côtes du monde entier3. Cette étude fournit un cadre pour donner des prévisions à un horizon de six mois et des informations très précieuses pour les acteurs publics comme économiques. Les pays d’Afrique de l’Ouest s’organisent pour surveiller les littoraux à travers des programmes comme l’Observatoire régional du littoral ouest africain (ORLOA) ou le Programme de gestion du littoral ouest africain (WACA) soutenu par la Banque mondiale4. Un réseau de caméras de surveillance installé dans cinq pays (Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Bénin, Cameroun) transmet des informations complémentaires à celles collectées sur le terrain et par les satellites. Autre illustration, le projet mené à l’échelle régionale avec le Space for Climate Observatory (SCO)5 pour mettre en place des outils et des indicateurs de vulnérabilité. Ce sont des initiatives importantes pour mieux comprendre et prédire les risques d’érosion et de submersion et élaborer des systèmes d’alerte précoce.
La société néerlandaise s’empare-t-elle de ce sujet et quels sont les impacts économiques attendus ?
Y. F. : La question de la maîtrise de l’eau et du risque d’inondation est profondément ancrée dans notre culture. Les premières organisations régionales de gestion de l’eau, les wateringues, remontent au XIIIe siècle ! Les citoyens ont confiance et se sentent en sécurité car ce modèle a fait ses preuves. Sa robustesse tient à une organisation très structurée aux niveaux régional et national, un partage clair des responsabilités et des moyens financiers dédiés à l’entretien des infrastructures. Mais cela ne doit pas nous empêcher de poser les fondations d’un débat de société sur ce qu’il pourrait advenir avec l’accélération de la montée des eaux et sur les options possibles pour le futur. Sur le plan économique, l’un des premiers impacts de la montée du niveau de la mer concernera l’approvisionnement en eau douce car le phénomène va accentuer le problème de salinisation des sols. L’agriculture, et notamment des productions phares et exportatrices comme les plantes et les fleurs qui exigent une eau très douce, ou les fruits et légumes, seront affectées. Des choix structurels entre les différents usages de l’eau, les types de cultures, et l’aménagement du territoire s’imposeront à long terme. Plus globalement, les coûts de gestion de l’eau vont augmenter, car il faudra renforcer les capacités de pompage, très énergivores, pour réguler le niveau des eaux, en particulier dans les régions se situant au plus bas.
Quelles sont les stratégies possibles pour renforcer la protection et la résilience des territoires littoraux ?
R. A. : Je voudrais insister sur l’importance de développer collectivement une culture du risque en zone côtière. L’information des populations est cruciale pour bâtir des stratégies partagées, sur les court et long termes. Les solutions techniques de protection, tels que les enrochements ou les digues, sont efficaces à court terme pour gérer l’urgence. À Saint-Louis-du- Sénégal par exemple, l’Agence française pour le Développement a financé la construction d’un enrochement pour protéger le quartier de pêcheurs de Guet Ndar, menacé de submersion.
Mais il faut s’interroger sur la pertinence de ce type de solutions sur le long terme et opter pour des modes de gestion plus souples, privilégiant l’adaptation. Des stratégies fondées sur la nature et renforçant les écosystèmes, comme l’entretien et la revégétalisation de dunes, de marais côtiers ou encore la plantation de mangroves, offrent de réelles capacités de protection des littoraux.
Cela étant, reste à savoir s’il faut protéger toutes les côtes. Dans certains endroits du monde, il n’y a déjà plus d’autre choix que de déplacer les populations. La stratégie de retrait s’imposera sur le long terme pour d’autres territoires vulnérables et/ou peu densément peuplés. Mais cela demande, d’une part de l’anticipation pour accompagner les populations et prendre en compte les dimensions socio-économiques et, d’autre part, une solidarité forte entre les pays à l’échelle régionale et internationale, comme le montre l’exemple de l’Afrique de l’Ouest.
Face au défi de la montée des eaux, comment la stratégie néerlandaise est-elle appelée à évoluer ?
Y. F. : La stratégie actuelle est fondée sur les priorités suivantes : protéger le pays des inondations, fournir une eau de bonne qualité pour l’agriculture et la consommation, faciliter la navigation fluviale. Les travaux de recherche montrent que les solutions déployées pour faire face aux inondations – digues, barrages anti-tempête, bassins de rétention, rechargements en sable des plages et des dunes… – restent efficaces jusqu’à une hausse du niveau de la mer de 5 mètres. On mesure aujourd’hui les problèmes créés par certaines solutions adoptées par le passé. Ainsi la subsidence (avec un affaissement des sols de 1 à 2 cm par an), qui est causée par le pompage de l’eau et l’assèchement des sols tourbeux, par exemple pour les besoins de l’agriculture, va continuer en parallèle de la montée du niveau de la mer. Au cours des deux dernières décennies, des approches visant à s’adapter et à faire avec la nature ont gagné du terrain. C’est le cas d’un programme nommé « Plus d’espace pour le fleuve », ou encore de l’entretien du cordon dunaire littoral, qui constitue une protection naturelle contre les inondations. De nombreuses expérimentations sont menées, comme le stockage de l’eau dans des zones naturelles ou des bassins de rétention en milieu urbain.
En fait, le débat sur les options futures voit s’affronter deux visions. Celle des ingénieurs, qui défendent le potentiel des solutions techniques avec l’élévation des digues, la construction d’îles artificielles et de bassins de rétention, et celle des géographes, qui envisagent le retrait de la côte et l’abandon de certaines terres très vulnérables. Cette dernière option repose sur l’acceptabilité pour des populations habituées depuis des siècles à protéger leurs terres contre la mer. Il est vraisemblable que le modèle néerlandais, fondé sur le compromis, composera avec les différentes stratégies, en fonction des spécificités de chaque région.
Ce modèle néerlandais peut-il faire école dans le monde ?
Y. F. : Toutes ces réflexions vont nourrir un débat de société sur les décisions parfois difficiles à prendre. Dans ce contexte, les Pays-Bas auront aussi à tirer les enseignements des expérimentations menées par d’autres pays, même s’il faut tenir compte de l’environnement local et agir de façon décentralisée. L’intérêt du modèle néerlandais – le « modèle du polder » – réside dans cette capacité à permettre à toutes les parties prenantes de participer au processus de décision pour aboutir à des mesures de gestion de l’eau partagées. Ce processus est certes long mais il pousse à anticiper et à procéder par paliers. Le principe des chemins d’adaptation du programme Delta s’en inspire : les mesures sont mises en place graduellement, selon les besoins, évaluées et renforcées en fonction de leur effectivité. Car impliquer l’ensemble de la population à chaque étape et obtenir son soutien actif est incontournable pour mener cette nécessaire adaptation à la montée des eaux.
Deux sites
Histoire de la Hollande : l'eau
https://www.holland.com/fr/tourisme/trouvez-votre-chemin/interets/eau-histoire#chapter3
https://www.nl-waterexperience.com/
Concevoir une architecture littorale plus légère, pouvant être démontée l’hiver et déplacée selon la montée des eaux. C’est le sens du projet « Oyat » pour la ville de Frontignan. Il a reçu le premier prix du concours « Habiter le littoral demain ! » lancé en 2022 par le département de l’Hérault (France). L’agence propose une « zone refuge » parallèle à la ligne de côte d’où partent des passerelles qui s’étirent vers la mer pour distribuer les logements construits sur pilotis, transporter des réseaux hors d’eau et servir de moyen d’évacuation.
À quelque 30 km de Rotterdam, le Maeslantkering protège le port européen. Avec ses deux bras d'acier de 210 mètres de large et de 22 mètres de haut, ce barrage anti-tempête, construit entre 1991 et 1997 et piloté par ordinateur, se ferme en deux heures si l'eau monte à plus de 3 mètres. Il n’a été fermé que deux fois depuis sa mise en service mais pourrait l’être plus fréquemment à l’avenir en raison de la hausse annoncée du niveau de la mer.
Enracinées entre la terre et la mer, les mangroves constituent de solides barrières contre les tempêtes, les tsunamis et les inondations. Elles réduisent la hauteur l’énergie des vagues et la vitesse du vent localement. Située dans les zones côtières tropicales et subtropicales, cette végétation est menacée par les activités humaines.
À l’instar de l’Unesco, qui intervient dans des réserves de biosphère en Amérique Latine et dans les Caraïbes, on dénombre également des initiatives en Thaïlande, en Inde et au Vietnam pour replanter des forêts de mangroves.
Propos recueillis par
Catherine Véglio
Conseillère éditoriale, journaliste, romancière, Catherine Véglio explore les domaines de l’économie,
de l’innovation, des sciences, des technologies et leurs relations avec la société.
1 www.government.nl/topics/delta-programme
2 “Socioeconomic development change, rather than sea level rise, poses the main hazard for the future West African coast”, Nature Communications Earth & Environment, 15 May, 2023.
3 Influence of El Niño on the variability of global shoreline position, Nature Communications, 12 juin, 2023.
4 https://www.wacaprogram.org/
5 www.spaceclimateobservatory.org/fr/waca-var
© Arno Brignon; Sarah Tulej; DR
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