
IA : l’innovation au service de la souveraineté
Le succès de ChatGPT – le premier agent conversationnel utilisant l’IA, développé par OpenAI –, dès sa mise sur le marché, le 30 novembre 2022, a poussé l’Europe à légiférer rapidement afin de garantir sa souveraineté dans ce domaine. L’objectif : trouver une voie, garantissant sécurité, transparence et respect des droits fondamentaux, entre le monopole des géants de la Silicon Valley et les ambitions chinoises.
Une affirmation d’indépendance dont la réussite est conditionnée à la capacité d’innovation et de financement des pays européens.
On peut parler d’une course contre la montre qui concerne désormais le monde entier. Une urgence à aller aussi vite que l’objet qu’elle est censée encadrer. Car l’intelligence artificielle progresse chaque seconde, tel un élève qui aurait acquis les connaissances de ses professeurs une semaine après la rentrée des classes… Un chiffre résume à lui seul la vitesse de réaction à laquelle sont soumis les décideurs de la planète. Il a fallu à Facebook quatre ans pour réunir 100 millions d’utilisateurs abonnés tandis qu’en moins de deux mois ChatGPT, l’application d’IA générative d’OpenAI, en a conquis le même nombre.
Il s’agit d’un rythme de croissance inégalé dans l’histoire de l’humanité avec, pour l’instant aux commandes, les deux premières puissances commerciales de la planète : les États-Unis et la Chine.
Face à cette avance prise par ces deux géants, le reste du monde, et notamment l’Europe, s’organise pour ne pas subir une situation comparable à ce qu’elle a connu avec la dépendance énergétique.
Un enjeu devenu prioritaire
Cette prise de conscience s’exprime par la volonté des États non seulement de ne pas rater le train de l’innovation mais aussi de définir un cadre légal, respectueux d’un certain nombre de principes. Deux dynamiques a priori contradictoires se sont donc agrégées autour de l’idée d’une souveraineté appliquée à l’IA.
Les trois principaux types d’IA
Le LLM (large language model, modèle de langage large).
Ces modèles d’IA sont conçus pour comprendre, traiter et générer du texte en langage « naturel », c’est-à-dire humain. Ils peuvent rédiger, converser, traduire, résumer. Cette IA est celle de ChatGPT, Google Bard et Microso" Copilot par exemple.
L’IA générative de code informatique. Ces modèles d’IA permettent de comprendre, traiter et générer du code informatique. Ils permettent de générer du code, corriger des bugs, améliorer la structure d’un code existant. Cette IA est proposée par GitHub Copilot, Tabnine ou encore Kite.
L’IA agentique. Elle agit de manière autonome pour accomplir des tâches spécifiques ou atteindre des objectifs définis. Ces modèles peuvent interagir avec leur environnement, prendre des décisions et exécuter des actions sans intervention humaine directe. Cette IA se trouve sur Siri, Alexa, Google Assistant entre autres.
La facilité avec laquelle le grand public a utilisé ChatGPT a fait de l’IA un sujet de société.
Elle irait de la conception aux infrastructures nécessaires à la création de filières nationales ou européennes pour sécuriser les données.
Un défi désormais placé au sommet de l’agenda des chefs d’État. Emmanuel Macron promettait par exemple en mai dernier, à l’occasion du salon Viva Technology à Paris, que la France « possédait la capacité à accueillir des nouveaux data centers et d’en développer des nouveaux », puisqu’il s’agissait là d’un enjeu de souveraineté nationale.
Traduction : la France comme ses partenaires européens ne peuvent pas prendre le risque de confier les données recueillies par l’IA à des entreprises étrangères car cette collecte représente un enjeu stratégique pour l’avenir.
Cette volonté est désormais au cœur d’enjeux technologiques mais aussi politiques et éthiques à l’aube de la deuxième révolution du secteur du numérique. Un tournant né avec l’apparition des applications d’IA générative. « Jusqu’à récemment, le sujet de l’IA était réservé au champ restreint des spécialistes du numérique. Puis il y a eu ChatGPT…
La facilité avec laquelle le grand public l’a utilisé en a fait un sujet de société », résume Thomas Le Goff, maître de conférences en droit et régulation du numérique à Télécom Paris et contributeur du rapport de la commission interministérielle sur l’IA générative publié en mars dernier. « Dès que les gens ont commencé à poser des questions comme “comment fabrique-t-on une bombe ?” les autorités ont vu le danger. » L’Union européenne y a répondu en fondant l’IA Act en avril 2024.
La réponse des acteurs européens, publics et privés
Cette réglementation se donne pour objectif de promouvoir une IA centrée sur l’humain et l’éthique. Une manière pour le continent de se démarquer des cadres américains et chinois, et d’imposer ses valeurs ou ses principes spécifiques.
« Les Américains ont plutôt une approche dite verticale, ils laissent à chacun de leurs ministères ou de leurs agences le soin de définir des règles qui vont, par exemple, protéger le consommateur. Les Chinois sont un peu dans la même logique tout en rappelant que la technologie doit promouvoir les valeurs socialistes. L’Europe, elle, cherche à favoriser une innovation éthique », poursuit Thomas Le Goff. Il note tout de même une inflexion des Européens à mesure de l’émergence d’acteurs locaux capables de concurrencer les géants américains. « À partir de 2023, l’Allemagne, l’Italie et la France ont commencé à insister sur l’innovation et la recherche dès qu’elles ont vu naître des licornes capables de concurrencer les Américains ou les Chinois. Les Européens se sont davantage concentrés sur les risques de l’IA générative mais ils doivent aussi favoriser le développement de leurs sociétés. »
Parmi ces entreprises, on compte Scaleway, héritière d’Online, le site d’hébergement mutualisé créé par Xavier Niel en 1999. En 2023, Scaleway investit 200 millions d’euros dans des infrastructures afin de développer des services d’intelligence artificielle et d’acquérir la plus grande puissance de calcul du continent européen. Aujourd’hui, l’entreprise est « l’un des fournisseur de cloud et d’IA européen dont le rôle est d’offrir une alternative souveraine aux acteurs dominants du marché », précise Constance Morales, Product Marketing Manager IA chez Scaleway. Pour le secteur privé, la question de la souveraineté est centrale puisqu’elle définit les règles de la compétition dans une économie mondialisée. Pour Constance Morales, il s’agit d’une forme d’intérêt général qui rassure à la fois les acteurs du marché et les utilisateurs. « Ce cadre permet de garantir la mise en application de lois et règles régionales comme c’est le cas, par exemple, avec le RGPD (règlement général sur la protection des données), qui garantit la protection de la vie privée des citoyens européens en répondant à des critères plus exigeants qu’un cadre international, souvent moins précis. Cela permet de ne pas dépendre des technologies étrangères et donc de diminuer les risques de tensions géopolitiques. »
Le nerf de la guerre
Mais, face à l’avance prise par les géants de la Silicon Valley comme Google, Microsoft, Meta et leurs investissementsmassifs dans l’IA générative depuis quelques années, le rattrapage est difficile, voire impossible pour les entreprises européennes. « Ces acteurs, par leur monopole dans le monde de la technologie, ont beaucoup d’avance et de raccourcis à leur disposition pour favoriser leurs produits et leurs services. Pensez au nombre d’entreprises qui utilisent Microsoft Office et qui découvrent chaque jour de nouvelles fonctionnalités d’IA intégrées… », poursuit Constance Morales.
Dans les colonnes du site d’information indépendant The Conversation , Richard Florida, docteur en aménagement urbain de l’université de Columbia, estime que l’IA va profiter à deux régions du monde : la Bay Area de San Francisco et la zone économique de Shenzhen. Il pense peu probable, à l’heure actuelle, de voir d’autres régions prendre le train de l’IA, sauf en cas d’investissements massifs, venus à la fois du secteur privé et du secteur public. Car, pour soutenir le cadre réglementaire posé par l’Europe, l’argent demeure le nerf de la guerre et la condition première d’une souveraineté efficace et robuste. Et les États, seuls ou au sein de fonds de financement européens comme Digital Europe ou Horizon Europe, sont loin de pouvoir aujourd’hui rivaliser avec les investissements lancés aux États-Unis et les montants vertigineux annoncés chaque semaine.
Ainsi, le 4 octobre dernier, OpenAI annonçait une nouvelle levée de fonds record de 6,6 milliards de dollars pour le développement de ChatGPT, ce qui portait sa valorisation record à 157 milliards de dollars. Une puissance de feu loin d’être à la portée des acteurs européens. « Est-ce qu’on peut concurrencer les Américains en termes de levée de fonds ? fait mine de questionner Constance Morales en connaissant la réponse. Non, il suffit de comparer les dernières levées de fonds en Europe et aux États-Unis. Il est également intéressant de voir combien de sociétés européennes doivent faire appel à des investisseurs étrangers pour lever des fonds comparables. Prenons Mistral AI, qui a d’abord bénéficié de 108 millions de fonds d’investisseurs européens mais qui s’est rapidement tournée vers un fonds américain pour lever 385 millions supplémentaires en 2023. »
C’est donc le paradoxe : les entreprises et les écosystèmes européens de l’IA risquent d’avoir du mal à se développer sans l’apport de capitaux étrangers. Ainsi, Microso" annonçait en mai dernier un investissement de 4 milliards d’euros dans le développement d’une infrastructure cloud et IA en France. Une décision accueillie davantage comme un signe de l’attractivité du pays que comme un risque pour son indépendance technologique.
À tout juste 25 ans, Charles Kantor est CEO et cofondateur de H, la nouvelle pépite française de l’IA, qui vient de lever 220 millions de dollars. Formé à Centrale (Paris) et à l’université de Stanford (États-Unis), il s’attaque à une voie encore inexplorée de l’IA : des modèles d’actions capables d’automatiser un flux de tâches complexes pour augmenter la productivité des entreprises. C’est donc une nouvelle génération d’IA, plus générale et complète, qui devrait voir le jour. Un défi captivant qui illustre l’esprit visionnaire de Charles Kantor et sa volonté de contribuer à la souveraineté de la France en matière d’IA.
Quelle est votre vision pour H ?
Après l’IA générative de traitement et de génération du langage naturel – LLM, ou large language model – comme ChatGPT et l’IA générative de code informatique comme GitHub Copilot, nous sommes les pionniers d’une troisième vague d’IA . Celle de l’action avec des modèles d’IA agentique capables d’exécuter une succession de tâches complexes pour automatiser des flux de travail et accroître la productivité des personnes.
Prenons l’exemple du recrutement. Extraire des informations sur le candidat sur LinkedIn, les comparer avec son CV, entrer les données dans une plateforme de recrutement, la connecter à un outil d’envoi d’interviews et envoyer une invitation… Chacune de ces étapes doit être réalisée manuellement aujourd’hui car les plateformes comme LinkedIn n’ont pas d’API (ou interface). H permet ainsi de créer une « pseudo-API » pour automatiser ces tâches sur les plateformes sans API comme LinkedIn. C’est donc un modèle résolument disruptif, qui se démarque des solutions d’IA existantes et peut s’appliquer à une grande variété de cas d’usage. Notre premier produit – Runner H – vient de sortir en bêta privée.
Quels sont vos principaux défis ?
Aujourd’hui, il n’existe pas de solutions cloud efficaces pour automatiser des tâches. Notre challenge est de proposer une nouvelle approche, modulaire, fondée sur un cloud H pour les entreprises. Il s’agit d’un cloud d’agents managés, qui se distingue des solutions existantes de cloud public. Pour y parvenir, nous misons sur notre stratégie hybride. Elle consiste à prendre des innovations issues du produit pour orienter la recherche et à utiliser les avancées de la recherche pour améliorer le produit. Cette synchronicité recherche/produit est notre grande force, mais elle nécessite des capitaux importants pour attirer les meilleurs talents, à la fois en recherche et en production, et pour faire la pédagogie du projet auprès du marché avec des cas d’usage concrets.
Quel regard portez-vous sur l’attractivité de la France dans la course à l’IA ?
La France a une vraie carte à jouer dans cette compétition technologique en se positionnant en leader dans le domaine des infrastructures, des ressources et des technologies d’IA. Son grand atout, c’est l’excellence de sa formation en mathématiques et son vivier reconnu de talents en IA.
Pour preuve, des géants comme OpenAI et Anthropic souhaitent ouvrir des bureaux à Paris et de nombreux chercheurs d’OpenAI viennent de l’INRIA.
C’est d’ailleurs une équipe de chercheurs français qui est à l’origine du premier ChatGPT.
La vraie question est de savoir si la France saura proposer des entreprises suffisamment attractives, ambitieuses et pionnières pour attirer ces talents.
Et c’est exactement ce que nous voulons faire avec H. Nous avons choisi de nous implanter en France pour y créer un hub important pour attirer les meilleurs talents et contribuer ainsi à faire rayonner la France dans ce domaine. Nous sommes prêts à accueillir des profils seniors mais aussi des jeunes diplômés, et nous prévoyons de créer des programmes de mentorat pour les passionnés de la recherche, de l’industrie et de l’innovation de pointe.
L’argent est un facteur crucial, mais il faut donner des moyens aux acteurs compétents
Les solutions pour combler le retard
Doit-on en conclure que le retard pris par l’Europe, couplé à moins de potentiel d’investissements, rendrait déjà caduc l’objectif de souveraineté qui, au-delà des textes, vise aussi à freiner la part de marché des entreprises américaines ou chinoises ? « Pas forcément, estime Rodolphe Renac, directeur associé du cabinet Alcimed, cabinet de conseil en innovation et nouveaux marchés.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment nos pays vont se positionner car nous sommes loin d’être mauvais. La France notamment est très bien placée en Europe grâce à ses compétences en mathématiques appliquées. »
Pour étayer sa démonstration, Rodolphe Renac évoque une étude de l’université de Stanford qui recensait le nombre de modèles d’intelligence artificielle dits «notables», c’est-à-dire se démarquant par une réelle invention technologique. « L’étude a recensé 61 de ces modèles aux États-Unis, 21 en Europe et 15 en Chine. Même si le rythme évolue très vite, cela démontre que l’Europe n’est pas ridicule, notamment vis-à-vis de la Chine. Cela permet de relativiser les ordres de grandeur. L’argent est un facteur crucial mais il faut surtout donner des moyens aux acteurs compétents, qu’ils soient dans un cadre public ou privé. Cela nous permettra de nous battre et de voir émerger des choses intéressantes. »
Pour envisager des aventures industrielles qui offriraient à chaque pays les moyens de se défendre équitablement et d’affirmer sa propre souveraineté, l’avenir se trouve peut-être dans une forme de gouvernance mondiale, sur le modèle de l’Agence internationale de l’énergie atomique, créée pour assurer la sécurité des installations nucléaires et contrôler l’objectif de leurs programmes. « C’est effectivement un débat, confie Thomas Le Goff, mais qui ne s’est pas encore transformé en projet concret. Des gens réfléchissent à la création d’une sorte de bureau international de l’IA qui aurait des missions d’harmonisation. » Pour l’instant, au-delà des textes, l’avenir de l’IA générative est soumis au bon vouloir des entreprises et notamment à leur volonté de transparence.
« Tout dépend de la bonne volonté des acteurs du marché à s’autoréguler, analyse Thomas Le Goff, qui estime qu’un autre contre-pouvoir peut émerger. Je pense que la société civile a un grand rôle à jouer sur cette question de la souveraineté. »