De l'humain réparé à l'humain augmenté ?
est professeur en neurosciences computationnelles et en neurochirurgie à l’université d’Oxford. Il dirige le Computational Neuroscience Lab de cette dernière ainsi que le Synthetic Intelligence Lab du MIT. Il a fondé la Howard Brain Sciences Foundation et C4ADS, un groupe de réflexion. Avec sa start-up ni2o, il a développé Kiwi, un implant cérébral destiné à soigner des maladies neurodégénératives dont celles de Parkinson et d’Alzheimer.
est professeur émérite de philosophie à Sorbonne Université, responsable du pôle Santé connectée et humain augmenté à l’Institut des sciences de la communication CNRS /Sorbonne Université.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Les robots font-ils l’amour ?(2016 ; avec Laurent Alexandre), Demain les posthumains (2017) et L’Homme simplifié (2012).
Qu’est-ce qu’un humain augmenté ?
Jean-Michel Besnier : L’humain augmenté n’est pas l’humain réparé et/ou prolongé par des adjuvants technologiques. Une personne qui porte un sonotone, par exemple, est réparée. L’« humain augmenté », expression traduite de l’américain enhanced man, est celui qui verra ses performances cognitives ou sensori-motrices renforcées et aura des compétences et des facultés n’existant pas dans la nature humaine. On pourra réellement parler d’augmentation quand le génie génétique aura inséré des gènes d’autres espèces dans le génome humain (ex. : gènes de chauves-souris pour augmenter les capacités auditives), comme certains l’envisagent. L’humain augmenté est proche du cyborg, dans lequel organisme et cybernétique sont couplés. Des artefacts – exosquelettes, prothèses, implants autorégulés – lui permettent d’accomplir des prouesses qui ne sont plus humaines.
La question de la définition des limites de l’humain est ainsi posée. À partir de quel moment et à quel degré ces dispositifs cybernétiques, ces hybridations entre hommes et machines, font-ils basculer l’humain dans le non-humain ?
Cet homme augmenté existe-t-il déjà ?
J.-M. B. : Il est encore embryonnaire. Cependant, dans le domaine militaire, les recherches en faveur du soldat augmenté – sensible aux infrarouges, capable de ne pas dormir et de porter des charges très lourdes, par exemple – sont très avancées.
Dans l’actualité récente, l’annonce fin 2018 de la naissance de deux jumelles chinoises dotées d’une mutation génétique qui les protégerait du virus du sida relève d’une certaine façon de cette volonté d’accroître les performances humaines au-delà des facultés naturelles.
Newton Howard, vous développez l’implant cérébral Kiwi. Est-ce un pas vers l’humain augmenté ?
Newton Howard : Les études scientifiques convergent sur un point : la masse du cerveau a considérablement diminué au cours des années d’évolution. Par ailleurs, à mesure qu’ils grandissent, les humains perdent des facultés cognitives.
Nous voulons les aider à recouvrer toutes leurs capacités. Nous préférons donc parler d’un humain réparé plutôt que d’un humain augmenté. Nous ne voulons pas créer un cyberman, nous voulons juste offrir à l’humain la possibilité de profiter pleinement (encore) de ses capacités cognitives. À court terme, d’ici trois à cinq ans, avec notre puce Kiwi, composée de plusieurs microprocesseurs, nous allons pouvoir réparer des fonctions défaillantes du cerveau pour compenser la perte de capacités cognitives qui vient avec l’âge ou à cause de pathologies comme Parkinson ou Alzheimer… Ce n’est pas de la science-fiction !
Quel est l’impact de l’intelligence artificielle (IA) dans votre activité de neuroscientifique ?
N. H. : Je pense que le cerveau est la clé de la médecine et de l’avenir de l’IA. Le fossé entre l’IA et le cerveau est énorme, infini, et, dans un sens, ce sera toujours le cas. Car notre cerveau est en constante évolution et se plastifie ; chaque cerveau humain est comme sa propre galaxie, son univers… La compréhension conventionnelle de l’IA consiste à imiter le cerveau humain à l’aide de machines, mais j’ai toujours été en désaccord avec cette approche classique. L’IA consiste d’abord à essayer de comprendre comment les systèmes naturels produisent la conscience et comment nous pouvons corriger les déficits naturels qui ont lieu au cours du temps ! Le système intelligent le plus avancé – celui de l’Homo sapiens – est très complexe.
Nous venons tout juste de comprendre que le cerveau est composé de plus de dix dimensions. Nous savons mieux à quoi celui-ci ressemble mais nous n’avons toujours pas percé le mystère de ces milliers de constellations que l’on retrouve dans un seul neurone…
Jean-Michel Besnier, vous portez un regard critique sur les perspectives ouvertes par les NBIC et parlez même d’un « homme simplifié ». Pourquoi ?
J.-M. B. : La nature humaine est plastique, et il ne s’agit pas de se priver des techniques qui permettent de réparer le corps humain. Je pense par exemple aux technologies en cours de développement pour lutter contre la cécité. Toute prothèse qui prolonge un membre qui n’existe pas ou plus est souhaitable pour une personne handicapée. Cela étant, à l’heure où se dessine la possibilité de réaliser des anthropotechnies vertigineuses, menaçant à terme d’abolir la frontière humain-robot, humain-animal, je pose la question : faut-il tout accepter dans ce que nous sommes capables de faire ? Les premiers travaux concernant des technologies d’augmentation produisent d’ailleurs des résultats à discuter. Ainsi, dans le domaine des neurosciences, des thérapies sur lesquelles on compte pour augmenter des performances – la concentration, notamment – provoquent chez certains sujets en bonne santé une réduction des capacités requises pour les tâches complexes. Elles favorisent au contraire les performances dans des tâches requérant des automatismes qui s’apparentent au fonctionnement des machines. L’augmentation produit paradoxalement de la simplification. C’est en ce sens que je dis que l’humain augmenté peut devenir un humain simplifié car réduit aux comportements élémentaires, à un formatage imposé par les techniques. Ce scénario se fait au détriment de ce qui est proprement humain, le langage, le jugement esthétique, l’imagination, l’évaluation morale.
Newton Howard, pour vous, c’est clair, Kiwi va améliorer la vie humaine ?
N. H. : Notre technologie est inestimable pour les millions de personnes atteintes de maladies neurodégénératives dans le monde, ainsi que pour leurs aidants. Une fois implanté, Kiwi recrée les relations avec les neurones pour réparer la partie endommagée du cerveau ou de la mémoire, réduisant ainsi les effets des maladies. Avec le logiciel et notre algorithme, nous pourrons communiquer avec les neurones pour leur envoyer le bon signal et ainsi arrêter ou prévenir les symptômes de la maladie (perte de mémoire, tremblements…). Le médecin pourra visualiser les données du patient sur une application mobile, pour une surveillance en temps réel. Nous avons conçu l’implant de manière à élargir la population de patients traitables et à aller au-delà des troubles cérébraux majeurs tels que la maladie de Parkinson et la maladie d’Alzheimer. Nous souhaitons traiter aussi les TOC (troubles obsessionnels compulsifs), la dépression, le déficit d’attention et bien d’autres. Nous voulons d’abord aider les patients à recouvrer leur dignité et à continuer à vivre normalement et facilement avec les maladies, et même un jour, espérons-le, à retrouver un cerveau en bonne santé.
N’y a-t-il pas des risques à vouloir améliorer l’être humain par la technologie ?
N. H. : Au cours de l’évolution, nous avons perdu certaines capacités fonctionnelles telles que des fonctions cognitives supérieures (peut-être la télépathie, l’intuition, etc.), et il est possible de récupérer certaines de ces capacités. Peut-être augmenter la fonction cérébrale, la vitesse d’apprentissage, la mémoire, voire contrôler notre douleur ou faire que notre corps se guérisse ou se débarrasse du cancer.
Cependant, un gros risque est de forcer notre cerveau à exécuter des tâches pour lesquelles il n’a jamais été conçu, telles que reproduire ou télécharger la conscience. Le cerveau n’est ni un ordinateur ni une machine ! Je pense aussi qu’il existe un aspect spirituel de l’esprit humain que nous ne pourrons jamais dévoiler.
Jean-Michel Besnier, peut-on encore réguler les technologies NBIC dans un sens favorable à l’humain ?
J.-M. B. : Oui, nous le pouvons en manifestant de la tempérance par rapport aux technologies, en allant contre l’idée qu’il faudrait utiliser toutes les possibilités de transformation offertes par la science. La réflexion doit être éthique et pragmatique pour examiner l’acceptabilité des réalisations techniques, leurs avantages et leurs inconvénients, circonscrire les domaines d’application. La régulation passera d’abord par une prise de conscience et une résistance à la fuite en avant à laquelle nous invitent les transhumanistes.
Cette régulation doit aussi reposer sur une volonté politique éclairée, capable de placer le curseur entre la démesure et le projet souhaitable. Il faut « politiser » les technologies qui promettent d’augmenter l’humain, les soumettre à l’arbitrage démocratique. J’observe les nombreuses initiatives dans les tiers lieux, les fablabs, où des jeunes fabriquent des objets très performants, des prothèses par exemple, pour ceux qui en ont besoin. Ces actions montrent qu’une technologie conviviale, au service de l’humain, est possible.
Les technologies augmentatives
Une accélération technologique sans précédent permet d’envisager aujourd’hui les multiples formes d’anthropotechnies, procédés qui transforment le corps humain afin d’obtenir des capacités accrues sur les plans physique et mental.
Cette perspective est ouverte par les NBIC, convergence de quatre disciplines : les nanotechnologies, qui manipulent la matière à l’échelle de l’atome, les biotechnologies, qui modèlent le vivant, l’informatique ainsi que les sciences cognitives, qui se penchent sur le fonctionnement du cerveau humain.
Avec le cœur artificiel de Carmat greffé à des patients ou la pose d’implants rétiniens électroniques chez des aveugles, les hybridations homme-machine existent déjà. Mais, d’ici à quelques décennies, il sera possible d’aller plus loin : modifier l’ADN humain pour lutter contre des maladies génétiques, fabriquer des organes avec des imprimantes 3D, les régénérer au moyen des cellules souches, coupler le fonctionnement du cerveau à des dispositifs d’IA…
Jusqu’où la technique peut-elle redessiner les frontières de l’humain ? Une réflexion éthique, culturelle et sociétale s’impose autour des immenses enjeux que représentent les NBIC pour notre futur.