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Géopolitique du monde de l'art - Chapitre 1 : L’affirmation du leadership américain

Nathalie Obadia, Géopolitique du monde de l’art. Propos recueillis par Laurent Issaurat, Responsable Art Banking chez Société Générale Private Banking. Au cours des 100 dernières années, le monde de l’art contemporain a connu de profonds bouleversements, allant de l’affirmation du leadership américain au lendemain de la seconde guerre mondiale à la renaissance, plus récente, de la France, sur la scène globale (Paris et l’Art Contemporain, une renaissance ?). Auteure d’un ouvrage de référence intitulé « Géopolitique du Monde de l’Art Contemporain », Nathalie Obadia partage son éclairage sur ces évolutions majeures, autour de trois thèmes : Leadership Américain, Sud Global et Réveil de l’Europe. Propos recueillis par Laurent Issaurat.

Portrait de Nathalie Obadia, galeriste spécialisée en art contemporain.

Nathalie Obadia

Galeriste spécialisée en art contemporain, présente à Paris et Bruxelles. Auteure de l’ouvrage de référence « Géopolitique de l’Art Contemporain », elle enseigne également à Sciences-Po Paris.

© Luc Castel

L’entre-deux guerres et l’émergence d’une identité artistique américaine

Dès le lendemain de la première guerre mondiale, les États-Unis ont pris conscience de leur rôle potentiel de « leader global » dans les domaines de l'économie, de la finance, mais aussi de la culture. L'Europe, notamment les grandes capitales comme Berlin et Paris, dominent encore la production artistique occidentale. Cet équilibre va évoluer durant l’entre-deux guerre. La crise de 1929 va contribuer à ce changement, à travers le "New Deal1", qui conduit l'administration fédérale américaine à passer des commandes publiques majeures à des artistes tels que les légendaires photographes Dorothea Lange ou Walker Evans, dont la mission sera de documenter les multiples visages de la société américaine. Ceci participe à l’émergence d’une conscience artistique et culturelle singulière, propre à l’Amérique du Nord. Par ailleurs, dans les années 1920, 30 et 40, de nombreux créateurs venus d'Europe affluent aux États-Unis pour se réfugier, enrichissant ainsi le creuset artistique américain. En parallèle, des intellectuels, critiques d'art comme Clement Greenberg ou Harold Rosenberg, participent activement, à travers leurs écrits et prises de positions, à l'émergence d'une "identité américaine" dans le domaine des arts visuels. 

L’affirmation du leadership américain à partir des années 60

La victoire des Alliés alimente la confiance en soi des États-Unis, où des grandes fortunes, comme Eli Broad ou Frederik Weisman constituent des collections privées majeures, que l’on voit fleurir sur l’ensemble du territoire américain, de Chicago au Texas, de Kansas City à Los Angeles, tandis qu’ouvrent également de grands musées publics, à l’instar du MOCA de Los Angeles. Grâce à leur présence en Europe, les États-Unis bénéficient de nouveaux leviers pour mettre en lumière l’art nord-américain, tout particulièrement en Allemagne et en Italie, mais aussi en France. Le Plan Marshall2 est accompagné d’initiatives dans le domaine culturel (à travers un soutien à des expositions d’artistes américains, en particulier), destinées à alimenter la stratégie d’influence (le soft power) des États-Unis. Dans ce contexte, la peinture abstraite joue un rôle très spécifique. En effet, en contraste avec le réalisme « militant » d’une peinture et d’une sculpture figurative qui domine alors dans le bloc soviétique, mais aussi dans les milieux communistes d’Europe de l’Ouest, l’abstraction devient le symbole de la liberté créatrice, personnifiée par des peintres comme Mark Rothko, Jackson Pollock ou Franz Kline. Avec l’aide de l’État américain, ces artistes de « l’expressionisme abstrait » vont être promus, montrés, notamment en Italie ou en République Fédérale d’Allemagne, dans le cadre d’expositions importantes. 
En Allemagne, les grands collectionneurs publics (Musée de Düsseldorf) et privés (Peter Ludwig), ouvrent leurs collections aux artistes contemporains américains, jetant ainsi un pont entre l'Europe et les États-Unis. En Italie, Gianni Agnelli, aux commandes de l’un des plus grands empires industriels italiens, passionnée par les grands maîtres européens, fait l’acquisition des « Flags » de Jasper Johns. Cet intérêt des grands collectionneurs européens, publics et privés, va grandement contribuer à la visibilité internationale de la scène américaine. 

Les artistes américains, reflets d’une société en mutation 

Les artistes américains se sont toujours inspirés de phénomènes de société. Par exemple, Andy Warhol puise aussi bien dans l'imagerie de la société de consommation que dans les médias. Ses images d'émeutes font écho au mouvement des droits civiques, tandis que ses portraits de Jackie Kennedy, réalisés à partir de 1964 après l'assassinat de « JFK », symbolisent la fin d'une ère. Dans le même ordre d’idée, James Rosenquist et Robert Rauschenberg, qui remportent le Lion d'Or de la Biennale de Venise en 1964, semblent à première vue, glorifier les États-Unis, mais au second degré, leurs œuvres peuvent être lues comme une critique de la société de consommation et du capitalisme, ou encore de l'intervention militaire au Vietnam. Dans les années 60 et 70, force est de constater que les artistes blancs, d'origine européenne, sont prépondérants, même si un Robert Rauschenberg, dont le grand père avait épousé une Cherokee, revendique des origines autochtones. Á partir des années 80 et 90, et plus encore depuis le début du 21ème siècle, la scène et le marché américain intègrent graduellement des artistes aux profils de plus en plus variés, tant en termes de genre que d'origine ethnique, avec une reconnaissance des Afro-Américains et Afro-Descendants et, plus récemment, des descendants des peuples autochtones (« native Americans »). Jean Michel Basquiat incarne parfaitement cette évolution Artiste noir originaire de Haïti. Basquiat émerge dès les années 1980, avec le soutien de son ami Andy Warhol puis du galeriste Larry Gagosian, pour, quelques décennies plus tard, s’imposer comme une référence cardinale dans le marché de l’art contemporain. Au fil du temps, d’autres « minorités », en fonction de leur genre ou de leurs préférences sexuelles, notamment, vont être mises sur le devant de la scène, à l’image d’une Cindy Sherman, dont les photographies montrent des femmes ambivalentes, à la fois libérées et domestiquées, ou de Felix Gonzales Torres, témoin des années SIDA. Du côté marchand, les galeries et en particulier les méga galeries (à l’instar de David Zwirner, Gagosian ou Hauser & Wirth) participent largement à la représentation de facettes de la société, restées jusque lors dans une relative obscurité. Ce mouvement continue de produire ses effets aujourd’hui. Ainsi, en 2024, il est remarquable que pour la 60ème édition de la Biennale de Venise, ce soit un artiste de descendance Cherokee, Jeffrey Gibson, qui a été choisi pour représenter les États-Unis. La mise en avant des peuples autochtones, indigènes, résonne en réalité parfaitement avec les tendances actuelles, à l’échelle globale, que l’on parle d’Amérique Latine, d’Afrique, d’Océanie ou d’Asie, ce qui était d’ailleurs très palpable à l’occasion de la 15ème Documenta de Cassel (2022).  Cette forme de nouvel universalisme, basée sur l’idée d’une déconstruction du paradigme colonial et post-colonial, a été très bien compris par les États-Unis, ce qui leur a permis, en quelque sorte, de renouveler leur leadership culturel.

À suivre ...

1 Nom donné au mouvement de réformes économiques et sociales préconisées par F. D. Roosevelt aux États-Unis, à partir de 1933, dans le but de résoudre la crise économique qui sévissait depuis 1929 dans le pays.
2 Programme américain d'aide économique à l'Europe lancé après la Seconde Guerre mondiale à l'initiative du général
George Catlett Marshallet adopté par une loi d'avril 1948.

 

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Laurent Issaurat