
La galerie Perrotin, 30 ans d’art contemporain et de découvertes
Laurent Issaurat : La galerie Perrotin s’est imposée comme un acteur majeur sur la scène nationale et internationale. Pourriez-vous nous parler de ce qui fait l’identité, la marque de fabrique de la galerie ? Présentez quelques artistes de la galerie.
Emmanuel Perrotin : Ma passion a toujours été de rendre les projets des artistes possibles. Dès le début, j’ai voulu donner la possibilité à de jeunes artistes de produire leur travail. J’ai fondé ma galerie à l’âge de 21 ans, j’ai depuis ouvert 17 espaces différents, toujours dans le but d’offrir des dispositifs de plus en plus stimulants aux artistes.
Ma première galerie se situait dans un appartement de la rue de Turbigo à Paris où chaque soir je dépliais mon lit pour y dormir. Dans cet espace, j’ai exposé Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Pierre Huyghe ou encore Damien Hirst, dont j’ai organisé la première exposition personnelle en galerie. Cela n’est peut-être pas évident pour tout le monde mais j’ai dû me battre pendant de nombreuses années pour parvenir à rendre la galerie profitable.
De la même manière, j’ai pris la décision très tôt d’exposer dans des foires internationales, malgré mes moyens alors limités : ainsi de 1993 à 1996, je participe à NICAF à Yokohama – où je rencontre Takashi Murakami – Gramercy Park à New York, Art Basel en Suisse, Château Marmont à Los Angeles ou Art Chicago. Après huit ans rue Louise Weiss (Paris XIIIe), je m’installe dans un hôtel particulier dans le Marais en 2005. Aujourd’hui, la galerie y compte 2 300 m2 d’espaces d’exposition. Suivront Miami en 2004 (fermé depuis), Hong Kong en 2012, New York en 2013, Séoul en 2016, Tokyo en 2017 et Shanghai en 2018.
La particularité de la galerie est d’avoir été fidèle à un certain nombre d’artistes qui sont aujourd’hui devenus incontournables, parmi les plus grands, tels Maurizio Cattelan, Takashi Murakami, Hernan Bas… Beaucoup étaient très jeunes lorsque nous avons commencé à travailler ensemble : Daniel Arsham (né en 1980) avait vingt et un ans et Iván Argote (né en 1983) vingt-cinq. J’ai rencontré Maurizio Cattelan en 1992 à Milan lors d’un vernissage. Il avait une énergie très communicative. J’ai tout de suite accroché sur le personnage et cela m’a conduit à mieux regarder son travail qui était balbutiant. Nous avons partagé plus de dix ans de doutes avant de rencontrer ensemble le succès que l’on connaît. Aujourd’hui la galerie représente une cinquantaine d’artistes et estates de plus de 20 nationalités différentes, nous travaillons avec certains artistes depuis 27 ans !
L. I. : Perrotin est présent à l’échelle globale, et tout particulièrement en Asie, avec des implantations en Chine, en Corée et au Japon. Quelles sont les raisons de cette attraction pour l’Orient ?
E. P. : Mes liens avec l’Asie sont anciens et remontent à 1993, lorsque j’ai participé à la Nippon International Contemporary Art Fair (NICAF) à Yokohama. Depuis, j’y vais très régulièrement, la galerie participe à de nombreuses foires en Asie telles que Art Basel Hong Kong, ART021, West Bund, KIAF… SIegfried Bing a été le premier marchand d’importance à s’être tourné vers les artistes japonais. Il publia une revue, Le Japon artistique, et organisa des expositions d’estampes. Par ses expositions il influença Vincent Van Gogh par exemple.
Ma contribution est plus modeste. Nous avons été l’une des premières galeries françaises à s’installer sur le marché asiatique pour proposer nos choix artistiques et à l’inverse, à exposer en France et aux États-Unis des artistes asiatiques. La galerie représente aujourd’hui des figures de renommée internationale tels que Takashi Murakami, Aya Takano, Mr., Chen Fei, Chung Chang-Sup, Park Seo-Bo, XU ZHEN®, Izumi Kato, MADSAKI ou Bharti Kher. La galerie accompagne également les projets des artistes gimhongsok, Huang Yuxing, Lee Bae, Lee Seung-Jio, Ni Youyu ou encore Maria Taniguchi.
L. I. : Vous venez d’ouvrir un nouvel espace parisien, avenue Matignon, à proximité des grandes maisons d’enchères. Cette nouvelle implantation participe à l’enrichissement du tissu commercial de l’Ouest parisien dans le domaine de l’art. Quels objectifs visez-vous à travers ce lieu ?
E. P. : Je suis très heureux de cette nouvelle adresse avenue Matignon qui renforce et facilite la relation avec nos collectionneurs. Ici, on est dans le triangle d’or de l’art, il y a de grandes galeries et des salles de vente internationales. Ce quartier est riche d’une grande histoire, d’un réseau culturel varié et d’une communauté à la fois parisienne et internationale.
L’ambiance générale de ce lieu est celui d’un salon : dans ce cadre intimiste, les visiteurs peuvent découvrir une sélection d’œuvres de nos artistes mais aussi visionner en taille réelle la plupart des œuvres de nos artistes, même si elles se trouvent à l’autre bout du monde, grâce à une technologie que j’ai imaginé avec mes développeurs à la galerie. Perrotin Matignon est un espace bien plus modeste en taille que les 2 300 m2 de mes galeries dans le Marais, mais nous y faisons des choses que je n’ai pas encore faites ailleurs. Par exemple, cet automne nous accueillons une exposition d’artistes japonais sous le commissariat de Takashi Murakami.
L. I. : Comment jugez-vous la position de la France sur l’échiquier européen et mondial de l’art, en termes d’institutions, de création et de marché ?
E. P. : Il est important de rendre hommage aux collectionneurs français qui sont très actifs et particulièrement connaisseurs. Beaucoup de nos grosses fortunes se sont exilées, mais si la Fiac est redevenue une des plus importantes foires internationales, elle le doit au dynamisme de Paris.
Je tiens aussi à rappeler que nos espaces à Paris sont très fréquentés, nous avons toujours eu à cœur d’accueillir un public très varié. J’ai mis en place des machines à compter dans tous mes espaces : nous recevons aujourd’hui à Paris 300 à 350 personnes par jour, et pour la dernière exposition de Daniel Arshalm nous avions une moyenne de 800 visiteurs par jour !
L. I. : La pandémie du printemps 2020 a durement frappé le marché de l’art, mais a aussi contribué à accélérer sa digitalisation. Comment la galerie a-t-elle suivi le mouvement ? Même s’il est un peu tôt pour porter un jugement définitif sur la question, certaines leçons sont-elles susceptibles d’avoir été tirées de cette crise par le monde de l’art ?
E. P. : EP: E. P. : Cette période particulière, nous l’avons vécue en direct sur trois continents (la galerie Perrotin est basée à Paris, Hong Kong, New York, Séoul, Tokyo et Shanghai) car nous sommes restés en contact constant avec toutes nos équipes. Même si la situation varie selon chaque contexte et temporalité, nous nous sommes nourris des expériences les uns des autres : par exemple nos équipes en Asie, qui ont été confrontées très tôt à la pandémie et au confinement, ont partagé des conseils et des stocks de masques avec les équipes de Paris et de New York.
Cette année a été également l’occasion de réfléchir sur notre fonctionnement, mais aussi d’améliorer nos outils et de concrétiser des projets comme les viewing rooms par exemple. La galerie est depuis longtemps très dynamique sur les sujets digitaux, nous avons une équipe de dix informaticiens en interne et j’ai développé mon propre logiciel de gestion de la galerie. Mais nous avons toujours à cœur de progresser et d’offrir le meilleur service à nos artistes et à nos collectionneurs.
Durant le confinement, j’ai également réfléchi à la manière dont ma galerie pouvait aider ses confrères : j’ai ainsi décidé d’inviter 26 galeries parisiennes à exposer durant trois mois chez nous à travers quatre cycles d’expositions, dès le mois de mai. C’est le projet « Restons Unis » qui a donné lieu à des échanges formidables, de très belles expositions (plus de 13 000 visiteurs en trois mois !), une forte médiatisation pour les galeries et bien sûr quelques ventes au bénéfice des galeries et artistes invités. Ce projet m’a beaucoup marqué et je pense déjà à la suite, comment faire évoluer notre profession vers plus de solidarité pour défendre la diversité de notre secteur. En aidant les autres, on s’aide soi-même.