Le DIY, manufacture du futur ?
Les fablabs (fabrication laboratory) ou « ateliers du faire » se multiplient, permettant à chacun de prototyper, tester et fabriquer des produits et des idées en utilisant des technologies accessibles. Remettant le DIY, ou do it yourself 1, au goût du jour, cette dynamique d’innovation et de création ouvre la voie à l’exploration de modèles plus durables, sobres et autonomes. Et si elle marquait le début d’une nouvelle ère pour notre économie, nos industries et nos modes de vie ?
Fondatrice de FuturFab, laboratoire de conseil pour les entrepreneurs du faire, experte communication pour le programme d’incubation des 100 Manufactures de proximité de l’ANCT et auteure de plusieurs ouvrages sur l’impression 3D et son rôle dans l’industrie du futur.
Enseignant ingénieur, responsable des options Ingénierie de la transition écologique et Ingénierie des low-tech à Centrale Nantes. Il enseigne notamment la démarche low-tech, l’économie circulaire, l’écoconception, la comptabilité carbone et l’analyse du cycle de vie.
Longtemps confidentiel, le mouvement des makers2 prend de plus en plus d’ampleur. Comment expliquer cet essor ?
Mathilde Berchon : Ce mouvement, et les espaces de production qui lui sont associés – fablabs, makerspaces, manufactures de proximité – ont émergé aux États-Unis au début des années 2000, et quelques années plus tard en France. Il s’agit d’espaces partagés et collaboratifs ouverts à tous, où chacun peut accéder gratuitement à des machines et des outils pour concevoir, expérimenter, créer et fabriquer des prototypes ou des objets. Ce qui caractérise le fonctionnement de ces espaces, c’est la philosophie de la collaboration et de l’open source3, qui permet de partager les procédés de fabrication, les outils, les savoir-faire. Tout ce qui est créé et appris doit être documenté et partagé. L’information, comme les spécifications des matériaux, est mise à disposition du public, ce qui favorise ainsi la création et l’innovation au sein d’une communauté. En France, ces tiers-lieux du faire ont commencé à se développer à partir de 2009 et c’est la crise sanitaire qui a mis particulièrement en lumière leur potentiel. Lors du premier confinement, alors que les chaînes d’approvisionnement globales étaient défaillantes, des fablabs en région, des coopératives et des particuliers ont réussi à travailler ensemble pour fabriquer et distribuer des visières, des masques et du matériel médical à l’aide d’imprimantes 3D. Cette mobilisation sans précédent a révélé que la fabrication décentralisée pouvait constituer une alternative aux systèmes de production et d’approvisionnement actuels. Cette période a servi de tremplin aux fablabs français et leur a permis d’expérimenter le « faire soi-même » à grande échelle.
Jean-Marc Benguigui : L’essor des fablabs s’explique aussi par les avancées technologiques, notamment Internet et l’open source, qui permettent à tous les bricoleurs de fabriquer et de réparer facilement des objets, et de partager leur savoir avec une communauté. Le retour du « faire soi-même » répond également à une quête de sens et à un questionnement sur nos modes de consommation et de production, à l’heure de la surconsommation et des enjeux climatiques. Nous sommes devenus une économie de services, qui a transféré ses capacités de production dans les pays du Sud. Avec les crises actuelles, nous réalisons l’importance d’être résilient et de reprendre le contrôle sur la production.
M. B. : Fondamentalement, je pense que le mouvement des makers est porté par la volonté des individus de passer de « conso-passif » à « conso-acteur » et de reprendre le contrôle de leur consommation.
1. « Faites-le vous-même ».
2. « Faiseurs », ceux qui fabriquent.
3. À l’origine, le principe d’open source désigne la conception de logiciels avec un code source ouvert et non fondé sur un principe lucratif.
...Aujourd’hui, ce mouvement est international.
Que représente-t-il en France ?
M. B. : Initialement, il reposait sur un réseau de lieux fragmentés, qui vivaient grâce à l’énergie de quelques bénévoles. Dorénavant, c’est un mouvement structuré et pérenne, qui bénéficie du soutien des pouvoirs publics, avec des associations nationales comme France Tiers-Lieux, RFFLabs ou l’Association nationale des tiers-lieux. En France, le mouvement est animé avec de grands événements comme l’OctoberMake, la rencontre annuelle du RFFLabs pour penser les fablabs, les espaces du faire et le mouvement makers français... Aujourd’hui, on dénombre 3 500 tiers-lieux, qui ont généré 882 millions d’euros de chiffre d’affaires. 28 % sont des fablabs et 16 % des ateliers artisanaux partagés, soit 1 500 lieux avec une dynamique de faire. Cela va de tout petits lieux à de grands espaces de 1 500 m2. Les profils des makers sont très variés, avec des fans de DIY, des artisans, des étudiants, des associatifs, des ingénieurs, des entrepreneurs et des entreprises.
Quelles sont les technologies utilisées dans les fablabs ?
M. B. : Les fablabs sont quasiment tous équipés d’imprimantes 3D pilotées par ordinateur qui permettent, à partir d’un plan, de modéliser et de prototyper un produit ou de le réparer. On trouve aussi généralement des découpes laser, très populaires et faciles à utiliser pour couper ou graver une plaque de matière (bois, métal, etc.), des découpeuses vinyle pour faire des stickers, des brodeuses numériques ou encore des presses à chaud (image contre un textile). Plus élaborée, la presse à injection plastique récupère des déchets en plastique, les broie et les transforme en de nouveaux objets (comme un plan de travail de cuisine).
J.-M. B. : Il y a un lien très fort entre les fablabs – des lieux où l’on peut tout faire de manière simple – et la low-tech, qui se caractérise par une démarche permettant de produire des objets ou des innovations utiles, durables et accessibles à tous, afin, in fine, de réduire l’empreinte environnementale de notre consommation. Deux autres critères définissent les low-tech : une production locale et autonome, l’usager devant être capable de réparer un objet seul, sans dépendre du fabricant, ce qui est rare de nos jours ! Dans les fablabs et les low-tech, on retrouve donc bien ces mêmes notions d’accessibilité, d’utilité et d’autonomie. Je constate un intérêt croissant des jeunes ingénieurs pour les low-tech. Ces étudiants souhaitent construire un monde plus résilient et sobre. Ils ont compris que cette démarche low-tech va au-delà de l’économie circulaire et de l’écoconception. Ils s’interrogent sur la sobriété numérique, même ceux qui sont passionnés par l’informatique.
Dans les fablabs et les low-tech, on retrouve ces mêmes notions d’accessibilité, d’utilité et d’autonomie.
Petite histoire des fablabs
Si les premières revues consacrées au DIY datent du début du XXe siècle aux États-Unis, c’est dans les années 1970, avec le mouvement punk, que tout a sans doute commencé. Les fablabs (fabrication laboratory) sont nés aux États-Unis au début des années 2000 sous la tutelle de Neil Gershenfeld, professeur au MIT de Boston (Massachusetts Institute of Technology). Son idée ? Permettre à chacun d’expérimenter pour apprendre et rendre la fabrication accessible à tous, en équipant ses salles de cours de machines industrielles ou numériques. Son objectif ?
Promouvoir la créativité, l’innovation et l’entrepreneuriat en permettant aux étudiants de concevoir et de fabriquer des objets. Il ouvre un espace dédié à la création en plein cœur du MIT : c’est la naissance du premier fablab. Aujourd’hui, les fablabs constituent un réseau mondial d’espaces de fabrication collaboratifs, accessibles à tous et ils contribuent à l’innovation, à la création et au partage des connaissances.
Les entreprises s’emparent- elles de ce phénomène ?
J.-M. B. : Avec les différentes crises actuelles (hausse des prix des matériaux, guerre en Ukraine), les entreprises prennent conscience de leur fragilité et de leur manque de résilience. Elles se tournent vers les fablabs et la low-tech pour gagner en agilité. Globalement, nous constatons un intérêt certain des entreprises pour l’ingénierie des low-tech : elles se posent la question de l’utilité de l’innovation et veulent être au plus près des pratiques. Decathlon, par exemple, réfléchit à la conception de produits en misant sur les low-tech et l’écoconception. Ils ont d’ailleurs lancé un concours d’innovation low-tech. De leur côté, nos étudiants ont pléthore d’offres de stage et d’emploi.
M. B. : Decathlon est en effet très actif sur le sujet. Ils ont une communauté de makers et ont ouvert plusieurs fablabs au public, permettant ainsi aux utilisateurs (les clients) de prendre part à la conception de leurs produits en utilisant des imprimantes 3D. C’est d’ailleurs pourquoi leurs produits sont ergonomiques, centrés sur les utilisateurs et vendus au bon prix.
Leroy Merlin est une autre entreprise qui a su s’emparer de ce phénomène dès 2015, avec l’ouverture de son premier « TechShop » à Ivry-sur-Seine, suivi d’un autre à Lille puis d’un troisième en 2018 sur le campus de Station F, à Paris. Leurs ateliers collaboratifs s’adressent à des passionnés de DIY, à des start-ups, à des universités, qui ont à leur disposition tout le matériel nécessaire pour créer des objets fonctionnels. On voit de plus en plus d’entreprises qui s’appuient sur des fablabs pour repenser la manière de concevoir un produit. Nous avons par exemple travaillé avec un grand groupe de l’agroalimentaire pour tester des packagings avant de les lancer.
Leurs équipes sont venues avec des idées de packaging, des utilisateurs et, en une journée, nous avons testé 25 idées, sélectionné le top 3 et choisi le packaging, lancé trois mois plus tard, en un temps record.
Quelles sont les opportunités offertes par ces espaces du faire ?
J.-M. B. : Le retour au manuel stimule la création et la créativité. Fabriquer ou réparer un objet permet de développer une forme d’intelligence. Cela permet de confronter les idées aux matériaux, de faire des essais, d’imaginer le produit dans sa version définitive, d’identifier les contraintes à relever et de voir comment les contourner. C’est bien plus que du bricolage : à partir d’un concept, il faut savoir prototyper, tester, expérimenter... Les fablabs s’inscrivent dans une économie durable où les objets fabriqués ou réparés entrent dans des cycles de vie circulaires. Ils contribuent aussi à relocaliser la production, un enjeu clé alors que l’on se pose la question de la réindustrialisation. Ils permettent d’être plus autonomes et moins dépendants des chaînes de production standardisées. Auparavant, la pratique était enseignée dans les écoles d’ingénieurs et les formations techniques. Ce n’est plus le cas, et beaucoup d’ingénieurs s’orientent vers le conseil. Les fablabs sont un moyen intéressant de se réapproprier la notion de fabrication. Nous tentons d’ailleurs de lancer un fablab à l’École centrale de Nantes.
M. B. : Je pense que les entrepreneurs ou les grands groupes qui souhaitent innover ont tout intérêt à avoir un fablab pour prototyper des objets et les tester. Il y a encore peu de temps, le prototypage était un processus cher et long. Grâce aux fablabs, cette étape essentielle est désormais plus facile, plus rapide et plus économique. Cela permet aussi d’impliquer plus facilement l’utilisateur pour mieux répondre à ses attentes et d’insuffler une dynamique d’entraide et de partage de connaissances. Attention, il s’agit de la phase d’idéation et de prototypage en amont, sans passage à la production à grande échelle.
Peut-on imaginer un avenir où le DIY se transforme en manufacture de proximité et joue un rôle central dans notre économie et nos modes de vie ?
J.-M. B. : Le DIY permet de ramener les individus au faire et de réengager les industriels dans la fabrication.
Il pourrait jouer un rôle dans la nécessaire réindustrialisation de la France. Mais il faut faire preuve de discernement pour identifier ce qu’il convient de rapatrier ou non. Les fablabs et les approches low-tech ont une vraie carte à jouer face aux enjeux de sobriété et de préservation de nos ressources. Je pense qu’il est fondamental de changer nos comportements pour adopter une approche plus sobre, d’avoir une conscience collective de la nécessité de préserver nos ressources et de reconsidérer nos besoins. La low-tech pose bien ces questions en attendant de trouver les technologies futures qui permettront de faire face à l’emballement climatique.
De nombreuses technologies potentiellement utiles n’ont jamais vu le jour car, à l’époque, le pétrole était une ressource abondante et bon marché. Le contexte est différent et fait de la low-tech une solution viable dans l’attente de technologies plus avancées et respectueuses de l’environnement.
M. B. : Nous n’en sommes encore qu’aux prémices des fablabs mais cette idée de reprendre le contrôle de la production est bien présente ! Si les citoyens ont le réflexe de fréquenter les fablabs pour reprendre confiance dans leurs capacités à fabriquer, à créer, à se rencontrer, ces lieux pourraient devenir de formidables moteurs de transformation ! Toutefois, cela nécessite une démarche personnelle et un changement de nos modes de vie. Le potentiel transformateur des fablabs va bien au-delà de la conception d’objets, il affecte aussi les processus et les méthodes de travail. Aller dans un fablab, c’est apprendre à faire ensemble, casser les silos, former des équipes transversales. C’est une nouvelle façon de penser la fabrication en misant sur une approche décentralisée. À l’école, on apprend d’abord la théorie, puis la pratique. Dans les fablabs, on apprend en faisant, et c’est en se trompant qu’on va plus loin. C’est difficile à comprendre tant qu’on n’a pas tenté soi-même cette expérience. C’est pourquoi j’invite tout le monde à pousser la porte d’un fablab !
Sites internet
FuturFab - https://www.futurfab.fr
Kerlotec - https://kerlotec.com
SÉRIE DOCUMENTAIRE
Nomade des mers, les escales de l’innovation
Série en 15 épisodes de J. Offre, L. Sardi, S. Scorselo, V. Lefebvre. https://boutique.arte.tv/detail/Nomade_des_mers/
La société horlogère suisse Panatere sera la première au monde à utiliser un four solaire industriel à concentration pour fondre le métal. Ce four low-tech pourra, grâce à la concentration des rayons par des miroirs réfléchissants, atteindre une chaleur de 2 000 °C et fondre de l’acier destiné à la fabrication de composants pour l’horlogerie, le secteur médical ou l’aéronautique.
Dans son 3DEXPERIENCE Lab, Dassault Systèmes met ses outils et compétences à la disposition de projets collaboratifs d’innovation et de start-ups. Aligné sur les Objectifs de développement des Nations unies, 3DEXPERIENCE permet à de nombreuses innovations de rupture de se concrétiser. Par exemple, Damae Medical (appareil de détection du cancer de la peau) ou encore FEops (simulations pour interventions cardiaques).
Premier fablab financé par l’Union européenne en 2007, la Fab City de Barcelone contribue à la mise en œuvre de nouveaux modèles qui permettront à la ville espagnole de « produire, d’ici à 2054, tout ce qu’elle consommera ». Comment ? En relocalisant les industries au plus près de la ville et en modifiant les pratiques. C’est déjà de production au profit d’une économie circulaire.
Texte
Stéphanie Livingstone-Wallace
Conceptrice-rédactrice free-lance depuis plus de 15 ans, Stéphanie Livingstone-Wallace assure la rédaction de multiples supports de communication, avec comme domaines de prédilection la transition énergétique, le transport et la logistique, l’éducation ou encore la finance et la santé.