La céramique, tout feu tout flamme
Depuis une décennie, la céramique vit un nouvel âge d’or. Par-delà le jeu des modes et des infl uences, qui fait resurgir régulièrement des formes qu’on croyait oubliées, comment expliquer son succès dans l’art contemporain ?
En 2010, le curateur Nicolas Trembley exposait à Genève sa collection de vases en céramique allemande des années 1970. Cet ensemble de pièces, achetées à bas prix sur eBay, était soudainement devenu digne d’intérêt et fut même décrit dans la revue Artforum comme « l’apothéose de la rencontre du high et du low ».
En 2016, l’exposition Ceramix enfonça le clou, entre Maastricht et Paris, avec sa large sélection de plus de 250 pièces. Et cet art transhistorique est désormais bien installé au panthéon de l’art contemporain, comme l’ont montré récemment les expositions Ettore Sottsass. L’objet magique au Centre Pompidou (avec notamment une série de céramiques-totems monumentales réalisées en 1969) et surtout Les Flammes au musée d’Art moderne de la ville de Paris, ambitieux show organisé autour des techniques, des usages et des messages de la céramique.
Il s’agit d’un support perçu il y a encore quelque temps comme ringard, devenu aujourd’hui incontournable.
Un médium d’expériences
Le terme « céramique », du grec keramos, signifie argile. Cette technique de façonnage et de cuisson de la terre apparaît au Néolithique (- 6000 - - 2500 env.) pour servir de multiples usages : confection d’idoles, contenants divers, habitat… Cette polyvalence la définit encore, puisque la céramique vit dans les mondes de l’artisanat, du design et de l’art. Celui de l’artisanat, parfois de luxe, possède une longue histoire et des traditions sur tous les continents. Du côté du design, l’école du Bauhaus, en Allemagne, dans les années 1920, et le constructivisme russe dès les années 1910 se sont emparés de la céramique pour transformer les conditions matérielles de la vie quotidienne. Enfin, la céramique est investie par les artistes, qui lui sont plus ou moins fidèles.
Si Elsa Sahal, Grayson Perry, Johan Creten ou Natsuko Uchino travaillent quasi exclusivement avec la céramique, de nombreux artistes s’y essayent à l’occasion d’invitations ou de résidences. Ainsi, quand Mimosa Echard réalise Mauve Dose (2018), commandé par une maternité publique de Genève, elle travaille avec l’artiste et céramiste suisse Christian Gonzenbach et transpose à ce médium le principe de production de ses grands tableaux muraux. Quand Denis Savary entame une collaboration avec la fabrique sicilienne Ceramiche Fratantoni en 2017, il s’agit de la suite logique de ses pièces sculpturales, impliquant systématiquement des artisans.
Si la céramique semble désormais un passage obligé dans l’art, elle y est devenue un médium sculptural comme les autres, comme le prouvent les œuvres récentes de Rosemarie Trockel, Thomas Schütte ou encore Ai Weiwei. Il est cependant rare que les artistes se lancent seuls dans cette aventure : ils se font généralement accompagner par des collaborateurs dans des ateliers spécialisés, à l’exemple de la collaboration iconique de Picasso avec l’atelier Madoura à Vallauris.
Céramique par Émaux de Longwy. Collection capsule été 2021, imaginée par Anthony Vaccarello, directeur artistique de la maison Yves Saint Laurent.
Oki, de Ken Price. Collection Xavier Hufkens, Bruxelles (Belgique), 2007.
Chinzalée Sonami, créatrice de Pala Ceramics, dans son atelier d’Oakland (États-Unis).
Un retour, vraiment ?
Peut-on parler de retour de la céramique ? L’usage de ce matériau en sculpture date de l’époque moderne. Jean Carriès, Matisse ou Rodin ont précédé Picasso et développé très tôt la « céramique-sculpture » (le terme est de Gauguin, qui dès 1886 travaille le grès dans l’atelier parisien d’Ernest Chaplet).
L’histoire des avant-gardes montre que sa présence ne s’est jamais démentie, des fauves (mouvement pictural né en 1905) aux surréalistes (mouvement littéraire et artistique défini par André Breton en 1924) en passant par les futuristes (mouvement littéraire et artistique européen, entre 1910 et 1920), qui revisitèrent les objets du quotidien, comme Fortunato Depero ou Giacomo Balla. Dès les années 1930, ce sont les tenants de l’art informel qui expérimentent le champ de la céramique. Lucio Fontana collabore avec la fabrique Mazzotti (qui travaillait déjà avec les futuristes), à Albisola, en Italie. Loin de la tradition de la poterie, il développe un ambitieux travail de sculpture. En 1954, Karel Appel et Asger Jorn, du groupe Cobra, s’installent à leur tour dans cette station balnéaire de la côte ligurienne et travaillent la terre cuite sous toutes ses formes, entre abstraction et figuration. La ville reste d’ailleurs un lieu privilégié pour ceux qui s’intéressent à cette pratique.
La céramique révèle une inquiétude spécifique à notre époque.
L’histoire continue dans les années 1950 et 1960 en Californie, où des artistes comme Ken Price, Robert Arneson, Peter Voulkos ou son élève Ron Nagle inventent de nouveaux usages pour ce matériau, avec des formes expressionnistes, pop ou comiques, qui influencent des générations entières. Commence ensuite une longue éclipse. Celle-ci s’achève il y a une dizaine d’années et, depuis, le succès de ce médium ne se dément pas, jusque dans les ateliers des écoles d’art. En effet, il permet toutes les expérimentations de forme et d’émaillage, et donne des résultats facilement, même sans être un grand technicien. De plus, peu d’artistes possédant leur propre four, ils travaillent donc au sein d’ateliers partagés, construisant ainsi une histoire plus collective. Ce succès peut être aussi interprété comme le revers de la génération post-internet, un refus du tout numérique qui passe par une indéniable rematérialisation.
Une matière durable
Enfin, la céramique est un matériau durable et donc écologique. Pour Vincent Pécoil, ancien galeriste et actuel directeur du FRAC Normandie, la mode de la céramique relève ainsi « d’une inquiétude spécifique à notre époque et participe d’une prédilection pour des formes et surtout des matériaux traditionnels perçus comme une alternative possible aux modes de production qui menacent nos civilisations – en entraînant tous les bouleversements que l’on sait : changement climatique, épuisement des ressources, empoisonnements variés ». À un niveau institutionnel, dans les musées et autres centres d’art publics, l’intérêt pour la céramique s’inscrit dans un mouvement de revalorisation des arts mineurs et des histoires minoritaires.
Un marché en expansion
La céramique n’est plus un marché de niche. Pour Thomas Bernard, galeriste à Paris, elle « bénéficie aujourd’hui d’une attention toute particulière, et les plus importantes galeries défendent ce médium avec enthousiasme et appétit. Ainsi, des artistes comme Phyllida Barlow ou Grayson Perry ont fait exploser les prix ». On peut citer aussi les pièces de très petit format comme celles de Ron Nagle, qui ne trouvaient pas d’acquéreur en salle dans les années 1990, ou à des prix autour de 3 000 euros, et qui se vendent désormais, en galerie comme en salle, autour de 50 000 euros. Dans le même temps, des prix comme ceux de Kristin McKirdy restent modérés : on trouve encore aux enchères des pièces à moins de 5 000 euros. Idem pour celles réalisées par Martine Bedin et Nathalie Du Pasquier, les femmes du groupe Memphis dans les années 1980. Signe que le marché de la céramique, bien qu’en expansion, demeure plus accessible que celui de l’art contemporain ? Reste que, comme le souligne Thomas Bernard, l’inquiétude des collectionneurs et des institutions devant la fragilité du médium et les problèmes de stockage et de circulation, a disparu : « Les institutions perçoivent actuellement la céramique comme un médium extraordinaire. Il s’agit d’un écosystème qui vient réhabiliter un support perçu il y a encore quelque temps comme ringard, et devenu aujourd’hui incontournable. »