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L'art d'estimer

Comment estimer les œuvres d’art et objets de collection ? Quels sont les étapes, les critères ? Trois expertes de la maison Christie’s France dévoilent les rouages de ces estimations et nous présentent quelques cas concrets. Interview par Laurent Issaurat, Responsable Art Banking pour notre banque privée.

En quoi estimer les œuvres d’art est au cœur de l’activité d’une maison de vente comme Christie’s ?

Emilie Villette : La demande d’estimation est une étape essentielle de notre activité symbolisant le cœur de notre métier : mobiliser notre expertise technique, notre connaissance du marché et notre passion pour les œuvres d’art et les objets de collection au service de nos interlocuteurs, et cela quel que soit leur degré d’expérience dans les différentes catégories artistiques. Cette étape est, pour de nombreux clients, le premier point de contact avec notre maison et représente en ce sens un moment privilégié dans un échange qui se prolonge parfois sur plusieurs années, décennies et même générations.

Le plus fréquemment, nous sommes sollicités par des particuliers, collectionneurs confirmés ou non, des familles ou leurs conseils au sujet d’une œuvre ou de plusieurs objets qu’ils possèdent ou dont ils ont hérité. Ils nous questionnent dans le cadre d’un projet de vente, en amont ou en aval d’une transmission ou dans le contexte d’une réflexion patrimoniale plus large. Notre maison fournit alors un descriptif court de l’œuvre et une estimation (fourchette de valeurs basse et haute). Ce premier avis peut être fourni sur photographie avant d’être affiné, le cas échéant, après étude de visu de l’objet chez son propriétaire, dans le coffre d’une banque, dans un entrepôt ou dans nos bureaux.


Quelles sont les étapes d'un processus d'estimation chez Christie's ?

Emilie Villette : Plusieurs étapes interviennent dans le processus d’estimation. Lorsqu’un client nous contacte que ce soit par email, par téléphone ou bien en personne dans l’un de nos 46 bureaux internationaux, sa demande est prise en charge par le département d’expertise correspondant à la typologie de l’œuvre ou de l’objet qu’il nous présente. Christie’s dispose en effet de spécialistes dans plus de 80 spécialités artistiques différentes : des tableaux contemporains au design, de la photographie aux arts décoratifs classiques ou encore aux montres de collection.

Ces derniers étudient alors la pièce, demandent, le cas échéant, des informations complémentaires, telles que sa date et son lieu d’acquisition ou tout élément connu relatif à sa provenance (c’est-à-dire à la chaine de ses précédents propriétaires). Une fois ces éléments reçus, ils peuvent être amenés à faire des recherches complémentaires et confrontent collégialement leurs points de vue.

Dans certains cas, lorsque la typologie de l’œuvre et/ou sa valeur l’y invitent, nos spécialisres sollicitent l’avis de leurs homologues dans nos bureaux internationaux, chacun apportant alors la connaissance spécifique de son marché local et du goût des acheteurs de sa région. A titre d’exemple, pour fixer l’estimation d’une œuvre du célèbre peintre franco-chinois Zao Wou-Ki, très recherché par les collectionneurs asiatiques aujourd’hui, l’équipe de Paris travaillent de concert avec celle de Hong Kong. C’est en effet la force d’une maison internationale que de pouvoir croiser les expertises sur une même œuvre à travers les continents afin de rester au plus près du marché et de la demande des acheteurs à l’échelle du globe.


Les estimations faites par une maison comme Christie's sont-elles confidentielles ? Ont-elles un coût ?

Emilie Villette : Dans notre maison, les estimations sont réalisées à titre gracieux et sans engagement. Ajoutons qu’elles sont strictement confidentielles. La discrétion est au cœur des relations avec les familles que nous accompagnons dans leurs projets d’estimations, d'acquisitions ou de cessions d'œuvres d'art et d’objets de collection.

Le bas de fourchette correspond il nécessairement au "prix de réserve" dans le contexte d'une vente ?

Emilie Villette : En cas de vente, le prix de réserve, strictement confidentiel entre le(s) propriétaire(s) de l’œuvre et la maison de vente, représente le prix minimum en-dessous duquel elle ne sera pas adjugée. La loi impose que le prix de réserve ne puisse être supérieur à l’estimation basse. Il peut d’un commun accord être fixé en dessous de l’estimation basse. Dans la majorité des cas, nous suggérons de fixer le prix de réserve à l’estimation basse, et de rediscuter, si nécessaire, la veille de la vente en fonction de l’intérêt que suscite l’œuvre.


Quels sont les facteurs fondamentaux qui font la valeur d'un objet ?

Emilie Villette : Attention tout d’abord de ne pas confondre « valeur » et « prix » d’une œuvre d’art. Il faut en effet garder à l’esprit que, ce dont nous parlons dans le contexte d’une maison de vente, est la « valeur sur le second marché », c’est-à-dire le prix à la revente. Au-delà de ce prix, un objet peut posséder une valeur émotionnelle, historique, symbolique - décorrélée de sa valeur financière. Les œuvres d’art sont par nature des objets uniques et il faut s’intéresser à un faisceau de critères afin de pouvoir les valoriser : qualité, rareté, adéquation au goût du jour, « fraîcheur », état de conservation et provenance. Il s’agit au fond de pouvoir se prononcer sur la désirabilité de l’œuvre sur un marché devenu de plus en plus sélectif.

La qualité et la rareté sont appréciées en fonction de caractéristiques propres à chaque œuvre : notoriété de son auteur, authenticité, datation, sujet représenté, technique utilisée, format, … Ainsi, au-delà du prestige du nom de l’artiste, le marché privilégie le meilleur de sa production, ce pour quoi il est recherché des collectionneurs. Mais des critères plus subjectifs entrent également en ligne de compte. L’évolution du goût et des styles de vie, l’air du temps et certains effets de mode peuvent avoir une influence directe sur le prix d’une œuvre. Tout comme l’écosystème entourant l’artiste : qui le collectionne, qui le défend sur le marché, est-il représenté dans les collections de grands musées, etc. ? La notion de « fraîcheur » a aussi son importance. Si une œuvre est une (re)découverte, offerte pour la première fois aux enchères ou si elle est restée hors marché pendant plusieurs décennies, elle n’en sera que plus désirable. A contrario, quand une œuvre reparaît trop rapidement en vente publique, elle peut subir une décote, voire ne pas se vendre. Un risque qui peut également toucher les œuvres en mauvais état de conservation. Par provenance ou pedigree enfin, il faut entendre la chronologie de la propriété de l'objet mais aussi sa présence lors d’expositions importantes ou sa mention dans des publications de référence. Les œuvres issues de collections prestigieuses ou historiques disposent ainsi d’une sorte de supplément d’âme qui impacte positivement leur valeur.


Utilisez-vous des comparables de marché pour établir vos estimations ?

Emilie Villette : Avec le développement des nouvelles technologies et des bases de données en ligne, les comparables de marché font aujourd’hui partie intégrante du processus d’estimation des œuvres. Toutefois, il est nécessaire de garder à l’esprit que, pour être exploités, ces comparables doivent être interprétés par nos spécialistes et remis en contexte. Estimer la valeur d’une œuvre d’art n’est pas une science exacte.

Exemples de révision significative de valeur

Hélène Rihal : Dans mon domaine, celui de l’art ancien (1400-1900), les changements d’attributions sont fréquents. L’œuvre a pu perdre sa paternité au fil des siècles, notamment lorsqu’il s’agit de dessins anciens qui sont rarement signés, considérés la plupart du temps par l’artiste comme une esquisse, une idée, avant le projet final sur toile ou sur panneau. Notre métier consiste ainsi à essayer de lui redonner un nom, ce qui permettra d'accroître – parfois considérablement – sa valeur.

Dans notre dernière vente de Dessins Anciens et du XIXe siècle en mai 2020, nous présentions une Etude de Crocodile entre les roseaux que nous avons pu attribuer à François Boucher. Lorsque le dessin est arrivé chez Christie’s, son propriétaire ne connaissait pas le nom de l’artiste. Le style, la technique de la sanguine et le papier évoquaient un dessin français du XVIIIe siècle. Notre travail d’enquête commençait alors… Qui a pu dessiner des animaux aussi exotiques en France entre 1700 et 1750 ? Réponse : les artistes ayant participé au projet de décor du château de Versailles sur le thème des Chasses exotiques à la demande du roi Louis XV. Il ne nous restait plus qu’à étudier les réalisations des différents peintres et de découvrir que notre crocodile était un dessin préparatoire au tableau de la Chasse au crocodile, peint en 1739 par François Boucher et aujourd’hui conservé au musée de Picardie à Amiens. Ultime étape : soumettre notre attribution à l’historien de l’art, grand spécialiste de l’artiste en question, dont l’avis fait autorité sur le marché qui, en l’espèce, la confirmait. Ainsi, d’un dessin anonyme XVIIIe estimé 5’000-7’000 €, nous passions à une feuille de François Boucher réévaluée 10’000-15’000 €, une estimation très raisonnable et attractive, pour arriver à un résultat final de 60’000 € (frais inclus) le jour de la vente. Une belle plus-value pour son propriétaire grâce au travail de recherche de notre équipe sans cesse en quête de la bonne attribution.

Image: © Christie’s Images Limited 

Exemple de révisions significatives de la valeur

Mafalda Chenu : Voici maintenant un second exemple dans un tout autre domaine : celui de la joaillerie. Issue d’une collection privée, c’est avec une estimation initiale de 20’000-30'000 € que cette broche Art Nouveau en émail à jour devait passer en vente. La finesse de l’émail, sa délicate polychromie et le travail d’articulation des ailes « en trembleuse » ont cependant retenu notre attention. C’est en cherchant qui pouvait être à l’origine d’une pièce si raffinée que nous découvrons le dessin d’une broche similaire dans un livre mettant la maison Boucheron à l’honneur. Nous nous rapprochons donc de leurs équipes et obtenons la confirmation tant attendue. La cigale est bien une œuvre de la maison Boucheron, qui édite alors un certificat pour la broche et délivre quelques informations complémentaires. La cigale qui nous avait été confiée était l’un des sept rares exemplaires réalisés dans les années 1900. L’estimation relevée à 50’000-80'000 € sera finalement largement dépassée pour atteindre un résultat de 355’500 € en novembre 2018.

Image: © Christie’s Images Limited 

Evolution de la valeur des objets dans le temps : quelques exemples

Emilie Villette : La valeur des objets est nécessairement mouvante dans le temps et dans l’espace en fonction de l’évolution du goût et des styles de vie ou, à plus court terme, de l’air du temps et de certains effets de mode. C’est un point tout à fait fondamental. D’une manière très générale, chacun a pu observer la montée en puissance de la création moderne et contemporaine au détriment de formes d’art plus classique.

Mafalda Chenu :Pour vous donner deux exemples concrets, continuons dans mon domaine, celui de la joaillerie. Le marché actuel est particulièrement friand de pièces vintage signées. Les prix ont très significativement augmenté pour les bijoux signés des joailliers de la place Vendôme. Ce phénomène est décuplé pour les pièces de la période Art Déco, appréciées certes depuis longtemps mais dont les prix n’ont cessé de croitre à l’image de ce rare sautoir réalisé par la maison Van Cleef & Arpels, vendu 465’500 CHF chez Christie's en 1998, et revendu par notre maison 4'332’500 CHF vingt ans plus tard en 2018. Certainement périodes délaissées il y a quelques années sont aujourd’hui particulièrement recherchées, telles que les pièces des années 1970. A titre d’exemple, nous pouvons citer ce sautoir en corail et améthystes réalisé par Van Cleef & Arpels vendu 8’225 € en 2002, dont le pendant en chrysoprase et corail s’est vendu 37'500 € en 2019.

Images: © Christie’s Images Limited

Laurent Issaurat